Cinergie.be

Le murmure des lieux qui nous habitent de Miléna Trivier

Publié le 08/07/2019 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

La destruction de la maison et de ses hôtes a, depuis l'antiquité grecque, une résonance particulière à travers l'histoire du poète grec Simonide de Céos qui, cinq siècles avant JC, passe pour avoir inventé l'art de mémoire. Seul survivant de ce désastre lors d'un banquet de courtisans en Thessalie, il illustre ce vers de Paul Celan : « Nul ne témoigne pour le témoin ». Il s'agit de convoquer l'invisible en parcourant les lieux de ce monument /tombeau d'amis dont les visages resurgissent lorsqu'on les évoque les yeux fermés. Le titre du film de Miléna Trivier La mémoire des lieux qui nous habitent évoque cette expérience mnémotechnique associant l'espace et le temps, l'absence et le souvenir.

Le cancer ne m'aura pas laissé le temps - dit la cinéaste- de l'adieu. Et la mort de son amie Anne est trop récente pour ne pas marquer de son empreinte tout ce qui fut vivant. Comment conserver le souvenir de sa maison, à travers ses chambres, ses photographies, ses objets ? Miléna Trivier en dresse l'inventaire et construit à travers le film une maison fictive dont chaque pièce recèle les souvenirs communs. C'est une telle tentative de mémoire qu'elle propose au spectateur qui en sera le témoin. La maison désormais vide résonne de murmures et de voix. Elle apparaît bientôt comme une coquille où la matière des murs se délite, écorchée. Des pas se font entendre dans les escaliers, les pièces sont obscures, bien que parfois la lumière pénètre par les fenêtres, soulevant les rideaux de tulle. La cinéaste écrit le journal de cette présence fantôme qui l'habite et constitue une partie d'elle-même, un manque qui se répand dans son corps et semble créer de nouveaux souvenirs. Elle parcourt les pièces de la mémoire, s'essouffle, c'est un labyrinthe. En attendant la maison est devenue un tombeau, une ruine, elle offre l'image de la désolation, les murs écorchés et un lit en désordre comme l'écume d'une vague.

Cette maison imaginaire devient alors réelle, s'inscrit dans son corps. Et les voix dansent et se bousculent dans sa tête, la cinéaste ne sait si elle les a réellement entendues ou seulement rêvées. La présence physique de Miléna Trivier s'impose au cours de son récit, à travers le reflet dans un miroir, le carnet où elle écrit, assise au bord d'une fenêtre qu'envahit la nuit. Mais le deuil de son amie ne s'accomplira que lorsqu'elle se laissera envahir par l'oubli. Le visage de celle-ci lui réapparaîtra sans qu'elle s'y attende. Et le corps blanc de la cinéaste qui se filme dans le miroir est le jumeau de celui de l'amie perdue, dans sa fraîcheur mémorielle.

Tout à propos de: