Séminaire à Bruxelles le 2 mai 2013 - Tout savoir sur la Web Création
La webcréation est au cœur de l'actualité ce mois-ci. Le Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel, Aura Films and Not so Crazy organisent, le 2 mai prochain, un séminaire sur les nouvelles formes de créations audiovisuelles via Internet. C'est l'occasion de revenir sur la première expérience transmédia de la RTBF Le Prince Charmant, lancée fin 2012, et d'en tirer le bilan avec ses réalisateurs Arnaud Grégoire et Anne-Françoise Leleux. Décliné aussi bien à la télévision, à la radio, sur Internet et encore dans la presse, ce projet a pour ambition de décloisonner les médias et de s'élargir aux nouvelles formes de communication : expérimentation futuriste ou pratique d'avenir ?
Le Prince charmant, une création transmédia
Cinergie: Quelle est, pour vous, la définition du transmédia, et en quoi les supports multiples renouvellent-ils la façon d'aborder un sujet ?
Arnaud Grégoire : Le principe général du transmédia, c'est d'exploiter tous les médias, tous les supports, partout, et a priori sur tous les publics. Cela signifie que s’ajoutent à la télévision, Internet (les réseaux sociaux, le web et les mobiles), la radio et, dans l'idéal, la presse, même s'il n'est pas toujours facile de l'intégrer à ce développement audiovisuel. Cette nouvelle façon d'aborder les médias vient de plusieurs constats. Tout d'abord, à l'heure actuelle, les ventes de smartphones et de tablettes vont croiser les ventes de téléviseurs - d'après les statistiques, on vendra même très bientôt plus de mobiles que de télévisions. D'autre part, les jeunes générations, elles, regardent plus l'audiovisuel sur Internet qu'à la télévision. Et l'audience dans son ensemble, c'est-à-dire le grand public, est plus actif qu'avant : il réagit, commente et s'implique. Il est nécessaire de tenir compte de tous ces nouveaux paramètres et de faire en sorte que la production télévisée s'ouvre aux autres supports ainsi qu'à l'interaction du public. Comme le disait Eric Scherer, directeur de la Prospective à France Télévisions au Web-TV Festival de la Rochelle, « la télévision est sortie du téléviseur. » Il faut donc maintenant, déployer des contenus en dehors, c'est-à-dire en transmédia.
Anne-Françoise Leleux : Si on prend l'exemple du Prince Charmant pour définir le transmédia, il s'agit ici d'adapter un contenu traditionnel à différents supports, avec différents outils. Une histoire reste une histoire, mais le transmédia est une nouvelle façon de la raconter. Notre objectif initial était de parler du mythe d'un point de vue socio-économique, à travers des êtres concrets qui pourraient eux-mêmes entrer en interaction avec les gens. Pour l'historique, quand on a lancé un appel à témoignage sur le site de la RTBF, on a eu plus de 700 réponses de gens qui voulaient s'exprimer par rapport au sujet, et à partir de là, on a sélectionné les personnes qui incarnaient au mieux ce mythe. On a creusé avec eux le constat que le clivage aujourd'hui est frappant entre ce que nous promettent les contes de fées, « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants », et la réalité. Il y a un écart entre le mythe et la vie de tous les jours, le travail, la famille.
Pour ne pas que les auditeurs/spectateurs se perdent, il était essentiel de trouver une base commune à ces supports multiples. C'est pour cela qu'on a pris comme base la carte du tendre de Madeleine de Scudéry, une carte du XVIIe siècle. Proto féministe, de Scudéry avait initié cette idée qu'un rapport hommes/femmes devait être fondé sur un rapport d'égalité. C'était l'époque des Précieuses Ridicules, dont elle faisait partie. Visuellement, nous avons choisi un support ancien, avec un ancrage dans l'histoire, qui pouvait s'adapter à nos différents médias contemporains. Les villages qu'elle avait dessinés, villages à traverser pour acquérir le cœur d'une femme, s'adaptaient parfaitement au format web. On a donc transposé cette carte du XVIIe siècle à aujourd'hui, ce qui nous a permis d'avoir un support physique comme structure de fond.
A.G. : En fait, effectivement, il est crucial de créer un univers qui soit commun à tous les médias. Quand les personnes entrent dans le projet, via la télé, le web, la radio ou presse, il est essentiel qu'elles entrent dans le même univers, même si chaque média garde ses spécificités. Notre univers à nous était basé sur le paysage de l'amour, se composant d'une carte avec un chemin et neuf étapes qui structurent l'ensemble du projet. Neuf étapes, neuf semaines, neuf émissions de radio, et sur facebook, chaque semaine, un sujet soulevé. Le documentaire linéaire se basait aussi sur cet univers-là, mais avait, lui, une vraie intention de raconter une histoire, de faire passer des émotions, et de permettre l'identification aux personnages. Sur Internet, le projet était décliné de manière beaucoup plus descriptive et factuelle. On a consacré plus de temps aux experts, donc inséré des interviews plus longues, et surtout, on est ici beaucoup plus dans l'interaction. À la radio, l'interaction est, elle, traditionnellement en direct. Quant à la presse, elle permet de prendre plus de recul. C'est ainsi qu'on exploite chaque média pour ce qu'il est.
C. : Revenons à vos rôles respectifs dans ce projet à deux têtes. Arnaud Grégoire, vous étiez responsable du pôle transmédia et vous, Anne-Françoise Leleux, étiez la réalisatrice. Comment élabore-t-on un tel projet ensemble ?
A.G. : J’étais le responsable de la mécanique transmédia et Anne-Françoise était, elle, responsable du développement linéaire, autrement dit du documentaire télévisé, de la réalisation des reportages filmés etc. Mais une grosse partie de la préparation s'est faite ensemble, le tronc commun est important. La question de la collaboration est intéressante car elle soulève un autre enjeu du transmédia qui est celui des fonctions et des responsabilités. Nous sommes dans un projet transdisciplinaire, avec des métiers très différents : ceux de l'audiovisuel, du graphisme, de la radio, etc. Comme c'est une démarche multidisciplinaire, il est important de bien répartir les tâches. On a essuyé les plâtres de ce point de vue-là, mais les choses se mettent en place. C'était une expérience très enrichissante pour la RTBF et pour nous.
A-F.L : Traditionnellement, un film est la face immergée de l'iceberg, mais dans le travail de recherche en amont, il y a aussi toutes les sources, toutes les thématiques abordées, les multiples spécialistes interviewés etc. Quant à l'avantage du transmédia, il est là : il offre la possibilité de creuser l'un des aspects du documentaire en encourageant le spectateur à aller approfondir un sujet comme on l'a fait, nous, en amont. C'est pourquoi cela nécessite beaucoup de préparation.
C. : Arnaud Grégoire, c'est vous êtes qui êtes arrivé avec ce sujet à la RTBF, pourquoi lePrince Charmant ?
A.G. : Le Prince Charmant n'est pas une dénomination qui est venue tout de suite. Je suis en fait parti du constat que la Belgique est le pays où on divorce le plus en Europe. Je voulais chercher à comprendre pourquoi, et si cela rendait les gens plus heureux ou non. En outre, le conte de fée et le mythe sont intéressants car ils sont évocateurs, ils ramènent tout de suite à une histoire connue, ce qui est déjà structurant.
C. : Vous ne pensez pas que c'est un sujet un peu plus féminin ?
A-F.L. : Les femmes s'expriment plus facilement sur l'amour au sens large que les hommes. Ce qu’il y avait de passionnant dans ce projet, c'était de creuser pourquoi. Le mythe du prince charmant est, par essence, féminin. On ne parle pas du mythe de la princesse charmante, bien qu'il y ait aussi un idéal chez les hommes dans les mythes : une femme blonde, belle, qui n'a pas forcément fait de grandes études. Le Prince Charmant est l'homme conquérant qui va révéler cette femme à elle-même, comme s'il allait venir la sauver. Nous sommes tous très imprégnés par cette culture, et même les enfants à l'heure actuelle. Il suffit de regarder les magasins de jouets et les dessins animés toujours très marqués par le mythe romantico-Disney pour le voir. Or, quand on se confronte à la réalité, le décalage est grand. Les hommes non-plus ne s'y retrouvent pas toujours, ils n'ont pas tous forcément envie de se positionner comme des conquérants devant assumer toute la famille.
A.G. : Des hommes se sont quand même exprimés sur la page facebook !
A-F.L. : Pour trouver des hommes pour les témoignages en off, il n'y avait pas de problème, mais dès que l'on venait vers eux avec une caméra, ils voyaient l'image de faiblesse qui pouvait être associée à ce sujet, et beaucoup se défilaient. Une femme, elle, est plus encline culturellement à parler de relations amoureuses. Mais cela change aussi de plus en plus, et c'est en grande partie ce qui m'a animée dans ce projet : de voir que derrière le mythe, il y a le sexisme ambiant, la question de la parité, de l'égalité homme-femme, et de voir jusqu'où ça a évolué. Depuis mai 68, la redéfinition des rôles est en marche, mais le chemin n'est pas terminé.
C. : Parlons un peu de l'interactivité, le deuxième gros enjeu après la diversité des supports. En quoi consiste-t-elle exactement dans un projet transmédia ?
A.G. : Le participatif signifie qu'il faut impliquer l'audience dans la production du projet - c'est-dire arriver à une certaine co-production avec l'audience. À l'origine, on avait pour but de faire deux documentaires. Le premier devait être produit par nous, le second découler d'une co-production avec les réactions du public. Mais, pour des raisons budgétaires essentiellement, nous n'avons pu en faire qu'un seul. C'est ainsi qu'au terme des neufs semaines, le documentaire linéaire est passé à la TV. On a réussi à impliquer un peu l'audience grâce aux renvois que le film faisait vers les capsules Internet. Le but était de permettre ainsi aux téléspectateurs d'approfondir certains sujets. Mais c'est surtout sur les réseaux sociaux que nous avons pu interagir avec le public et créer des émissions en fonction des propositions des internautes. Par exemple, on nous a demandé de parler des homosexuels car nous n'avions pas abordé le sujet, ce que nous avons fait par la suite, en produisant une capsule sur les parents homos. Sur la problématique des situations difficiles des femmes qui se retrouvent seules, des gens nous ont suggéré des noms d'associations et de leurs représentants, ce qui nous a permis d'aller à la rencontre des bonnes personnes. Nous avons aussi créé une vidéo sur l'éducation sexuelle des adolescents, et ce sont les ados eux-mêmes qui l'ont filmée. En fait, l'interactivité/participation est déclinée sur plusieurs niveaux : - Un premier niveau très simple est celui du sondage et de l'enquête. Il suffit aux personnes interrogées de répondre par oui ou non, de choisir entre 1, 2, 3. Nous l'avons fait, nous, via le configurateur de princes et de princesses. C'est un concept très simple : les gens dessinent leur prince ou leur princesse et cela nous permet de récolter des informations sur leurs goûts et préférences. Par exemple, si les femmes veulent des hommes beaux, riches, et les hommes des femmes belles, blondes, etc. - Un deuxième niveau donne aux participants la possibilité de s'exprimer. Toujours dans ce configurateur, les gens pouvaient écrire leur histoire d'amour. Cela faisait ensuite l'objet d'un concours, et la plus belle histoire d'amour était publiée dans Elle. - Enfin un troisième niveau, qui est, pour moi, l'idéal de la participation : l'implication directe du public. C'est-à-dire quand le public répond aux journalistes, communique sur facebook ou suggère des interviews etc. C'est l'objectif à atteindre, mais cela nécessite une mise en place, une grande préparation.
A-F.L : Et des moyens aussi. Il n'y a pas de secret ! L'idéal aurait été qu'il y ait deux documentaires car l'impact aurait ainsi été plus important au niveau de la participation.
C. : Pensez-vous que les gens sont prêts à s'ouvrir à ces nouveaux modes de communication et d'expression ? Souvent, la TV est un média assez passif, or, là, on demande aux téléspectateurs d'agir. N'est-ce pas contradictoire ?
A.G. : Je suis très partagé sur cette question. Mais ce dont je suis certain, c'est que les jeunes générations ne regardent plus la TV comme les générations précédentes. Chez les jeunes, la consommation est devenue très active avec l'apparition des réseaux sociaux et le développement d'Internet. Donc, certes, la télévision reste passive, mais il faut concevoir de la participation de façon très simple. Il ne faut surtout pas exiger des réponses à des grands questionnaires ou de grandes dissertations. D'autre part, il y aura toujours une place pour les films de fiction classiques, mais les métiers de la télévision vont devoir s'ouvrir à l'interaction, de plusieurs façons possibles, comme le fait aujourd'hui The Voice. Si on prend ce cas-ci, il y a les choses qui se passent pendant l'émission et aussi tout ce qui se passe en dehors d'elle, sur la page facebook, sur le site.
C. : est-ce qu'un média a plus fonctionné qu'un autre ?
A.G. : Je sais personnellement que le documentaire linéaire a été très apprécié, de même que les capsules vidéos. Sinon, les gens ont bien réagit sur facebook, même si ce n'était pas sur tous les sujets. Nous avons eu 2500 « like » sur la page, ce qui est un bon score comparé à d'autres émissions TV. En tout cas, le bilan positif est que, quel que soit le média, il existait une vraie cohérence dans le projet. Le transmédia est une manière pour la télévision de se rajeunir et de retrouver une audience.
C. : Si l'on dresse le bilan du Prince Charmant, quelles leçons avez-vous tirées de cette première expérience ?
A.G. : J'ai fait une cinquantaine de pages de bilan ! Les leçons sont à tirer à de nombreux niveaux, en termes d'organisation, de financement, d'évolution de la structure audiovisuelle. Il faudra faire en sorte que les différents métiers se concertent mieux et communiquent. Il y a encore énormément d'évangélisation à faire pour convaincre les gens que l'avenir est dans l'interactivité et dans l'intégration des différents médias. Par rapport au contenu et au projet en question : toute une série d'éléments nous sont apparus en cours de route ou à la fin de projet. En ce qui concerne la radio par exemple, les émissions étaient filmées au départ, c'est pour cela qu'on les a mises en images sur Internet, mais cela ne marche pas très bien car ce sont des plans fixes. Peut-être aurait-il mieux valu consacrer uniquement un petit bout d'émission au projet pour élaborer un format plus court sur Internet avec images différentes ? Ce qu'on voulait, essentiellement, c'était aborder d'autres sujets en radio et faire réagir le public dans le but de faire remonter les réactions après, ce qui reste à travailler. Tout comme un grand nombre d'autres petites choses d'ailleurs. Nous nous sommes lancés dans un projet ambitieux, et nous sommes pionniers dans le domaine. On sait maintenant, grâce à cette expérience, quelles sont les questions qu'il faut se poser. Or, il y a un an ou deux, à la genèse du projet, le transmédia était trop nouveau pour s'interroger.
C. : La RTBF s'est-elle montrée satisfaite du projet ? Le transmédia est-il aussi développé en Belgique qu'en France ?
A.G. : Le transmédia est clairement une stratégie importante de la RTBF aujourd'hui, mais c'est à eux de répondre à cette question. Je peux dire que, sur ce projet en particulier, il y a lieu d'être satisfait parce qu'il a été mené jusqu'au bout et qu'une série d'expériences ont bien fonctionné. Après, au niveau de l'audience, ce ne fut pas l'audience rêvée. En lançant le Prince Charmant, on s'était dit qu'on allait déplacer la montagne, mais en fin de compte, on n'a fait que la soulever, et ce sont les suivants qui, je pense, la déplaceront.