Transporté par l’héritage exceptionnel de ses grands-parents, Jean-Christophe Yu propose un récit documentaire qui dessine avec une justesse déroutante le parcours de deux vies faites de tumultes, d’angoisses, de terreur, mais aussi d’amour, de rires et de poésie. Fermement impliqué dans les mouvements de résistance et de libération pendant la Seconde Guerre mondiale, ce couple originaire de Liège a livré des combats décisifs, entre autres pour préserver la démocratie, libérer les arts, instaurer la Sécurité sociale, briser les inégalités entre les hommes et les femmes, ou encore mettre en valeur l’identité belge dans les secteurs artistique et culturel notamment. Explorer la vie de sa famille, c’est aussi se découvrir soi-même, redécouvrir un monde passé et comprendre un monde présent.
Le Rêve de Fanny, Jean-Chistophe Yu
À partir d’une structure chronologique fidèle au récit biographique, Jean-Christophe Yu retrace chacune des étapes de la vie de ses grands-parents, Jeanne et Paul, s’appuyant sur une quantité impressionnante de documents en tout genre, mais convoquant aussi ses propres sentiments, impressions, souvenirs et sensations. Le film repose sur un large choix d’images d’archives, de courriers officiels et de vidéos, montés avec tout un héritage plus intime constitué de lettres manuscrites, de photos familiales, de tableaux, d’enregistrements sonores, de chansons. Jeanne et Paul (également nommés Claude et Jean suite à leurs nombreux changements d’identité) avaient l’instinct de rébellion en eux, depuis toujours, semble-t-il, dès lors que l’art s’est invité dans leur vie.
Tout a commencé par la peinture, la littérature et la musique. L’influence du surréalisme et des milieux artistiques et intellectuels parisiens, au début des années 1930, a été décisive pour Paul qui s’est engagé comme militant politique auprès des communistes, puis des républicains espagnols à l’heure du franquisme. Mais sa grande force, selon Jean-Christophe Yu, semble avoir été de revenir à Liège et de combattre auprès des ouvriers en grève. Un combat qu’il n’a jamais cessé de mener, ne se donnant aucune limite, pas même sous l’Occupation, où sa ferveur et sa détermination ont fait céder les chefs nazis, à tel point que la Belgique, la Wallonie plus encore, a rapidement été considérée comme un point chaud en Europe. Le niveau d’insubordination bat tous les records ; les mutineries et actes de sabotages deviennent quasi quotidiens. De son côté, Jeanne s’investit auprès du Front de l’indépendance, œuvre en faveur des droits féminins, de l’accouchement sans douleur, créant sa propre histoire, qui aura failli être abrégée au cours des deux années passées dans l’atrocité des camps de concentration. Mais ce qui l’unit à Paul est cette complicité dans l’audace, dans la combativité, et dans l’amour pour la vie populaire, pour la liberté au quotidien.
D’autre part, la démarche de Jean-Christophe Yu se nourrit de la simplicité apparente qui caractérisait le mode de vie de ses grands-parents, les guidait dans l’action, devenant une véritable force morale qui les conduisait à rire de tout, y compris dans les situations désespérées, rire de l’horreur et de son absurdité. Son point de vue est imprégné d’une admiration forte qui ajoute à ses intentions une dimension mémorielle. De plus, en partageant ce récit, il le rend universel. En fin de compte, ses grands-parents sont un Paul et une Jeanne comme tant d’autres, aujourd’hui et dans les siècles passés. Leur histoire raconte la nôtre et celles des générations futures. C’est en puisant aux sources de sa propre intériorité qu’il parvient à donner forme à une parole honnête et simple, celle d’un enfant farfouillant dans les vieux cartons du grenier, ayant un besoin insatiable de comprendre, ou celle d’un homme qui, parvenu à un certain point de sa vie, cherche à évoluer, à connaître son histoire pour donner du sens à sa vie.
Enfin, le film inclut des séquences de reconstitution d’événements précis par des procédés de mise en scène. Ne pouvant être le résultat de souvenirs réels du réalisateur, elles sont issues de son interprétation, voire de son imagination, influencées par sa sensibilité et ses goûts esthétiques. Même si leur qualité reste variable, elles permettent une dramatisation des faits racontés, dans un processus de retour du passé vers le présent.
Le Rêve de Fanny est donc une œuvre fort intéressante pour les amateurs et amatrices d’histoire, notamment d’histoire culturelle belge. Un récit précis et riche, tantôt douloureux, mais célébrant avec beaucoup de pudeur l’harmonie d’une famille solidaire, audacieuse et aimante.