Ma grand'mère, une héroïne ? de Tatiana De Perlinghi
Au delà de la manip'
Le point d'interrogation à la fin du titre reflète l'étonnement d'une jeune femme. Tatiana apprend, abasourdie, que la télévision chinoise a décidé de s'emparer de la vie de sa grand'mère pour en faire l'argument d'une série télévisée à grand spectacle destinée à être diffusée en prime time sur la chaîne nationale. Venue de Shanghaï en 1928 pour faire ses études, Siou-Ling a épousé un jeune médecin belge, et est restée vivre en Ardenne. Pendant la seconde guerre mondiale, la jeune femme, dont la famille chinoise avait bien connu l'administrateur militaire allemand Von Falkenhausen, a obtenu la grâce de plus d'une centaine de jeunes belges, résistants ou otages, condamnés à mort. Tatiana, bien sûr, connaît cette histoire qui fait partie du passé familial, mais pourquoi la télévision chinoise décide-t-elle de la mettre en scène avec tant de faste ? Pourquoi vouloir à tout prix transformer sa mamie en icône nationale, l'incarnation des vertus de la femme chinoise ? Pourquoi maintenant ? Que restera-t-il de sa vraie histoire, diluée dans le romanesque ? En réfléchissant à tout cela, Tatiana prend conscience qu'elle ne connaît que peu de choses de la jeune femme que fut sa grand'mère. Etant enfant, elle la surnommait « la grande impératrice » tant elle l'impressionnait et aujourd'hui, elle la sent si fragile du haut de ses 90 ans que l'envie lui vient de partir à sa rencontre.
Armée de sa caméra, la cinéaste part à la recherche de « sa chinitude », comme elle dit. A l'aide de documents d'archives et de témoignages, elle raconte la véritable histoire de sa grand'mère. Elle va sur le tournage du téléfilm chinois où elle observe, questionne. Il apparaît très vite que le scénario qui y est raconté avec mains effets mélodramatiques est fort éloigné de la réalité. Elle part ensuite pour la Chine, assister au lancement de la saga. Elle nous plonge au milieu du battage médiatique qui (là-bas comme ici) entoure pareil événement. Le jour de la diffusion, elle va dans les bars et les restaurants filmer la réaction des téléspectateurs. A Shanghaï, elle retrouve la famille de sa grand'mère restée sur place, avec laquelle elle regarde également la diffusion du feuilleton en enregistrant leurs réactions. Elle sort des villes et part chercher des tentatives d'explication à la campagne ou le long de la grande muraille, à la recherche de la véritable âme de la Chine. De retour, elle retrouve Siou -Ling, qui prend tout cela avec un zeste de fatalisme, voire d'indifférence, comme si cette manipulation ne la concernait pas : « Ils ont pris cette histoire. Ils ont le droit d'en faire ce qu'ils veulent. »
Sous le couvert du documentaire familial, Tatania de Perlinghi aborde avec l'oeil du candide des problématiques bien contemporaines. Comment et pourquoi fabrique-t-on un mythe ? Quelle est la nature de ce qui sépare ce mythe de la vérité ? En même temps, ces questions ne sont jamais abordées directement, mais toujours par le biais des réactions de la cinéaste ou de ses proches, avec une sorte d'intimité familiale complice. Les préoccupations ontologiques n'éclipsent donc jamais le « Home Movie ». A travers sa relation avec sa famille et particulièrement sa complicité avec sa grand'mère (la manière dont elle filme la vieille dame racontant sa jeunesse avec beaucoup de vivacité et d'humour, ou cette scène, très belle, où Siou-Ling regarde de vieilles photos de famille en compagnie de Tatiana et de sa soeur), la cinéaste part à la rencontre de ses racines chinoises. Le film passe constamment du questionnement social à l'intimité familiale, sans distinguo, et a une manière bien à lui de laisser ouvertes les questions qu'il pose (Chinois, vous avez dit chinois ?...). L'important n'est pas là. Il est dans cette appréhension du général au départ du particulier (c'est comme cela qu'on se constitue son stock d'expériences, non ?). Il est aussi dans ces très beaux moments de complicité, de vie, d'intimité que nous offre la cinéaste, ces images d'un amour qui contiennent, elles aussi, leur part d'universel.