“Ici, celui qui n’est pas mort est occupé à mourir”. Dans le quartier Nord, les bulldozers font place nette et rasent les maisons fraîchement vidées de leurs résidents, tandis que les derniers habitants occupent les quelques bâtisses isolées encore debout. Un projet Manhattan qui a tous les attributs de son homonyme américain : rêve d’un homme et d’un gouvernement, et cauchemar pour celles et ceux qui en sont victimes. En vingt minutes, l’équipe aux commandes de ce reportage sauve en images ce qui n’est aujourd’hui plus qu’un souvenir d’un Bruxelles d’antan, remplacé par le béton et des tours fantômes. Une préquelle puissante aux films de Lietje Bauwenset Wouter De Raeve, autour de ce même quartier.
Ne perdons pas le Nord de Gérard Loverius et Josy Dubié, 1972
Expropriation violente, destruction de la cohésion sociale, les blessures du quartier Nord sont déjà béantes dans ces images. En 1972, les tours du World Trade Center sont encore un projet jeune et moderne, une “nouvelle ère pour Bruxelles”. Mais qui y vivra? Qui y travaillera? Du dire des interrogé.e.s, “certainement pas nous”. Les loyers faramineux évoqués sont bien au-dessus des maigres retraites ou des salaires des Schaerbeekois, des habitants de Saint-Josse et du nord de Bruxelles. Et les logements sociaux promis à l’époque tardent à venir. Chronique visuelle d’un fiasco annoncé, dont Bruxelles récolte encore les fruits - moisis - aujourd’hui. Une transformation vue à hauteur d’êtres humains, tantôt résolus, tantôt désespérés. “On m’a dit au Ministère : Madame, vous vivez avec vos sentiments. Je suis fière de vivre avec mes sentiments !”, affirme fièrement une mère déplacée avec ses enfants à Laeken, et toujours en attente d’un logement décent. Car que serions-nous sans notre humanité et notre Histoire, dont ces familles ont été dépossédées au nom du progrès? Un progrès qui donna à Bruxelles, le temps d’une décennie, des airs du Berlin d’Allemagne Année Zéro. Et un progrès qui continue aujourd’hui à brutaliser habitantes et habitants, qui tentent malgré tout - comme hier - de garder le sourire.
Le film est disponible sur le site de la Sonuma