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Rue de l’Abondance, un film de Marie-Hélène Massin

Publié le 10/12/2020 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Etranger en son pays

En 1995, Marie-Hélène Massin prend sa caméra pour filmer son quartier, celui qu’elle habite depuis bientôt 10 ans. Chaussée de Haecht, à Bruxelles, la majorité des habitants sont désormais des Turcs. Peu à peu, les Belges sont partis. Dans cet ailleurs qui l’environne, elle questionne avec curiosité, douceur et (pas mal) d’ironie cette question toujours plus délicate de l’altérité. En ces temps pourris où la bête nationaliste rôde sans relâche, où chacun reste cloîtrer dans son chez-soi, « Rue de l’abondance » qui ouvre portes, horizons et identités fait grand bien.

Dès les premières minutes du film, Marie-Hélène Massin confie en voix off : «Quand j’étais enfant, ma mère me disait : "Ne te marie jamais avec un étranger"». Elle était Hollandaise et avait épousé un Belge ». Cette confidence donne le ton : ironique, discrètement drôle et faussement léger. Car tout est dans ces premiers mots. Que signifie être "étranger" quelque part ? Qui est l’étranger ? Et quelles sont ces contradictions qui nous parcourent et questionnent sans cesse nos identités mouvantes ? Dans son quartier désormais majoritairement habité par des Turcs, l’ailleurs l’environne sans qu’elle y prenne vraiment part. Alors, la caméra lui permet d’aller à la rencontre des autres, de frapper aux portes, de découvrir ce monde, dont elle se sent à la fois étrangère et curieuse.

 

Rue de l'Abondance de Marie-Hélène Massin

 

Ils se nomment Mehmet, Belkis, Fadime, Senol, Naïl… Ils sont jeunes, travaillent ou font leur premiers pas dans la vie active. Ils ont pour la plupart grandi en Belgique. Ils confient leur histoire, raconte leur passé, leur attente, leur espoir. Ils sont tous un peu coincés entre cette Turquie qui les entoure, celle, là-bas, qui n’est pas tout à fait la même mais qui les hante aussi, et cette Belgique où ils vivent et qui leur semble tout de même un peu lointaine. Eux aussi sont étrangers en leur pays, à la recherche d’une place qu’ils doivent construire. Les contradictions se racontent et les questions de la réalisatrice les révèlent parfois avec humour. Le film fait alterner les témoignages et les confidences avec des moments de vie comme un repas ou la retransmission d’un match de foot un soir de victoire. Il ne cherche pas d’explications, n’évite pas les sujets délicats. Il laisse chacun se raconter et s’écoule tranquillement dans un présent qui se rythme sur les saisons, attrapant des moments de vie anodins qui font sa saveur délicate.

 

Rue de l'Abondance de Marie-Hélène Massin

En se plaçant elle aussi dès l’ouverture du film en terrain inconnu, sans rien revendiquer que sa curiosité, Marie-Hélène Massin trouve une position d’une belle justesse, qui la met sur le même plan que ceux qu’elle filme. Elle ne gomme ni n’amoindrit leurs différences, qui au contraire avivent sa curiosité et elle trouve les liens qui se tissent entre elle et eux à travers ce sentiment de l’étrangeté. Et elle réalise un film aux apparences modestes, sur un petit quartier de Bruxelles mais qui renverse subtilement de nombreux poncifs. Car au final, cette place qu’elle occupe et met en partage est réjouissante, qui nous fait découvrir ces horizons et ces ailleurs au coin de la rue, à portée de la main et tous ces autres, charnels, vivants, si proches.

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