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Six jours, ce printemps-là, de Joachim Lafosse

Publié le 05/12/2025 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Le silence de la mer

Malgré́ ses difficultés financières, Sana (Eye Haïdara), qui cumule deux jobs, tente d’offrir à ses jumeaux, Raphaël et Thomas, dix ans, des vacances de printemps dignes de ce nom. Sans en parler à personne, elle décide de les emmener, ainsi que son nouveau compagnon, Jules (Jules Waring), sur la Côte d’Azur, à Gassin, près de Saint-Tropez, dans la villa luxueuse de son ex-beau-père, le grand-père des enfants, absent... Une villa où, c’est implicite, elle n’a désormais plus le droit de mettre les pieds. Six jours de soleil qui marqueront la fin de l’insouciance pour les enfants, six jours d’angoisse pour Sana... En effet, il s’agit d’être discrets. Ne pas être aperçus ou entendus par les voisins, ne pas utiliser l’électricité, garder les rideaux fermés. Aller se baigner, oui, mais sur une plage éloignée, pour ne pas être vus par les voisins. Mais entre les enfants turbulents et leur père inquiet qui harcèle Sana au téléphone - à qui elle a menti en disant qu’ils étaient à Lyon -, la jeune mère a du mal à ne pas vaciller.

Six jours, ce printemps-là, de Joachim Lafosse

C’est à un exercice de mémoire que s’adonne Joachim Lafosse pour son onzième long, inspiré d’un moment charnière de son enfance : une semaine passée avec sa mère et son frère jumeau dans la villa de ses grands-parents paternels, sans autorisation, après le divorce de ses parents. Des sentiments paradoxaux avaient alors parcouru l’enfant qu’il était : d’un côté, la joie et l’insouciance inhérentes à ce cadre idyllique, en compagnie d’une mère aimante. De l’autre, l’angoisse d’être découverts et arrêtés par les gendarmes (oui, ceux de Saint-Tropez !)… L’expérience lui avait fait prendre conscience du déclassement social et de la violence sourde dont sa mère était victime, rejetée par la famille, confrontée à son illégitimité soudaine. Six Jours… est donc, mine de rien, un film éminemment politique, puisqu’il décrit l’affrontement entre deux classes sociales irréconciliables. 

Le paradoxe entre la douceur de la mère et cette anxiété grandissante est au cœur d’un récit tendu comme un thriller. Le cinéaste instaure une tension palpable, qui va crescendo, avec l’angoisse de cette femme qui souffre en silence, symbolisée par ce satané smartphone qui sonne sans arrêt, mais qu’elle ignore. Le suspense se construit avec des plans-séquences fixes, un ‘hors-champ’ constamment menaçant, mais aussi une scène choquante mettant en scène un voisin brutal incarné par Damien Bonnard. Un dispositif qui culmine avec une scène d’éviction quasi muette, humiliante, très calme en apparence, mais à la force dévastatrice. Plus tendre qu’à l’accoutumée, Lafosse filme des moments d’apaisement, mais comme à son habitude, le fait avec des non-dits, au gré de séquences a priori anodines (gestes ordinaires du quotidien, nombreuses scènes de conduite en voiture), qu’il illustre avec le minimalisme qui est devenu sa marque de fabrique. 

Accusé de violences psychologiques (entre autres) envers divers collaborateurs au cours de sa carrière et à l’heure où il tente (via une longue lettre d’excuses distribuée aux médias) de faire son mea culpa et de se soigner, Joachim Lafosse signe l’un de ses meilleurs films, le plus personnel, en forme d’hommage sincère à sa mère, qui refusait catégoriquement qu’on lui enlève sa joie de vivre. Dans ce rôle très riche, Eye Haïdara s’avère (une fois de plus) formidable : si Sana, en apparence, manque de confiance en elle, elle reste toujours digne, déterminée à grappiller des petits moments de plaisir pour ses enfants quand et là où elle peut, quel que soit le prix à payer plus tard… Le cinéaste, qui décrit l’atmosphère de son film comme une sorte de « tristesse heureuse », conclut ce dernier sur une jolie scène de baignade à l’image de tout ce qui est venu avant : anodine en apparence, mais d’une grande force évocatrice.

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