Cinergie.be

Surya de Laurent Van Lancker

Publié le 01/02/2008 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

En 2005, Florence Aignier, photographe française et Laurent Van Lancker, réalisateur et anthropologue belge, ont cette envie de partir, munis de leur carnet d’adresse, des tickets de bus ou de trains, d’une caméra, d’un appareil photo et de sacs à dos. Tous deux sont férus d’histoire : l’un se passionne pour les différentes traditions orales, tandis que l’autre nourrit son intérêt pour les témoignages tournant autour de la migration. Ils réalisent ici, sans contraintes, le rêve d’un conte tissé au fil des rencontres.

Surya de Laurent Van Lancker
Fil conducteur du film, l’histoire de l’aventurier, héros imaginaire, se relate sur le mode du cadavre exquis oral par chacun des conteurs rencontrés. Ainsi, au cœur d’un grand voyage vers le Levant, dix conteurs contemporains, de cultures différentes, ont créé une épopée imaginaire. Chacun met en œuvre son propre style et sa propre langue pour prolonger la vie d’un héros, Nemo ou Surya. L’arôme des cultures, le goût des mots et le parfum des traversées nous emportent d’un conteur à l’autre. Pour chaque pays traversé, des contacts établis à partir de la Belgique et un assistant guident le réalisateur et la photographe vers les conteurs. Chacun travaille à sa façon, la plus proche de sa sensibilité et de sa pratique artistique : certains ont privilégié l’improvisation, d’autres ont adapté des épopées ou des chants traditionnels. L’histoire sera, tour à tour, imprégnée de la culture, de la religion, et de la sensorialité de chacun. Il est étonnant de constater que chaque intervenant a réussi à assumer une continuité narrative, poursuivant l’histoire dans un sens à la fois magique et logique pour aboutir, en fin de parcours, à un conte totalement original.
Ce film impressionniste est donc le fruit d’une longue odyssée terrestre par transports publics, du couchant au levant à travers l’Europe et l’Asie : Belgique, Slovaquie, Turquie, Kurdistan, Syrie, Iran, Pakistan, Inde, Népal, Tibet, Chine et enfin, le Vietnam, le « bout du monde ».
Petite présentation rapide de nos conteurs : 
- Michèle Nguyen (Belgique) est une jeune belgo-vietnamienne, conteuse et écrivain qui décortique de manière aigre-douce les passions et le quotidien des habitants de villes imaginaires au parfum très bruxellois. Son style allie mouvement corporel, poésie rythmée, chant et récitation.
- Vlasta (Slovaquie) : une gitane Rom, conteuse familiale donc non professionnelle. Jusque tard dans la nuit, elle raconte à sa famille des histoires qui ne font pas la distinction entre rêve et réalité.
- Murat Ertel (Turquie) : Murat est un « asik », un barde turc traditionnel qui joue du Saz. Conteur post-moderne, il improvise les paroles et musiques de ses chansons au gré de ses rencontres du jour ou des dessins de sa femme. Il nous livre une jolie histoire d’amour sur un bateau traversant le Bosphore de l’Europe vers l’Asie.
- Abu Shadee (Syrie) : Abu est un « hakawati », narrateur traditionnel de café. Il n’est pas créateur, n’invente pas d’histoires, mais possède l’art de raconter. Sabre à la main, il narre les aventures des grands héros arabes devant un public de fumeurs de narguilés.
- Mirza Ali (Iran) : un des rares « Pardehari » encore actif de nos jours : il détient l’une des plus belles anciennes toiles peintes, nommée « pardeh ». Sur son tableau exposé au bord d’une route, il relate les aventures des héros de la religion chiite. Sa performance s’apparente à un rituel religieux : Mirza pleure, chante, narre ses histoires sous forme d’histoires moralisantes. Il entretient une relation sacrée avec les personnages de sa toile.
- Ritu Verma (Inde) : elle chante le Mahabarata à travers toute l’Inde. Aussi pauvre que célèbre, elle vit dans le même bidonville d’une cité industrielle au fin fond de l’Inde depuis sa naissance. Elle allie chant, poésie, visualisation corporelle et narration dans son art oral et musical. Bien qu’elle soit illettrée, elle peut chanter entièrement le Mahabarata de mémoire.
- Hari Gandarbi (Népal) : Hari vit dans un petit village au pied de l’Himalaya entièrement habité par des « gaines », une des castes la plus basse du Népal. Il joue du « sarangee », le fameux violon inversé, dans la rue ou dans des minibus.
- Le groupe Gumbo (Chine) : Un groupe de rap à la mode composé de frères jumeaux et de deux amis. Ils vivent à Kunming, mégalopole en pleine croissance du Sud de la Chine. Le rap est évidemment une des formes les plus contemporaines d’oralité et d’improvisation verbale.
- Minh Van (Vietnam) : Danseuse et professeur à l’Opéra-ballet de Hanoï et collaboratrice de la chorégraphe française Régine Chopinnot. Elle allie danse contemporaine et danse traditionnelle.
Ajoutons à ces conteurs, d’autres types d’expressions orales : les conteurs-chanteurs kurdes (les denjbejs), des poètes Balouches (nomades), des chanteurs de Qawali (musique religieuse Sufi) et des chanteurs de mantras tibétains.
Le film aborde des questions universelles auxquelles chaque humain est confronté de manière différente : pourquoi semble-t-il essentiel de connaître ses origines pour trouver sa place dans ce monde ? Quelle est la part de fiction créée par nous-mêmes dans l’histoire de notre propre vie ? Quel lien l’imaginaire peut-il tisser entre les cultures ?
Laurent Van Lancker regarde le monde, fasciné par sa diversité et véritablement curieux de « l’autre », celui que l’on considère comme un étranger. Telle une épopée, Surya oscille entre l’imaginaire et la réalité, le monde intérieur et le monde extérieur, le documentaire et la fiction. Une ode à l’oralité. Une création audiovisuelle où l’imaginaire et la créativité traversent les frontières. Un essai cinématographique qui témoigne de la variété du monde d’aujourd’hui et la richesse humaine.

Prix SCAM du documentaire audiovisuel 2007.


Tout à propos de: