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Tax Shelter, stop ou encore ?

Publié le 15/04/2013 par Dimitra Bouras / Catégorie: Dossier

Les ingrédients nécessaires pour réaliser un film sont multiples et diversifiés. Bien entendu, il faut des idées, de bonnes répliques, des comédiens, des techniciens, des images, des sons et du matériel. Quantité d'éléments qui ont, pour dénominateur commun, l’argent. La technologie se paie, la création aussi. Même Méliès, inventeur ingénieux, capable de créer ses décors parmi un fatras de rebuts, avait besoin de financer ses machineries, de se procurer des clous neufs et solides pour attacher ses planches, et de la peinture pour donner libre cours à son imaginaire débordant. À chaque stade de la construction d'un film, il faut des sous.

ecritureBien sûr, il n'en faut pas beaucoup pour écrire un scénario : du papier et un stylo peuvent même remplacer l'ordinateur et l'imprimante. Mais comment créer un scénariste ? Prenons un(e) adolescent(e) qui a déjà fait une grosse partie de son apprentissage scolaire, et s’en va, son diplôme de fin d’enseignement secondaire supérieur en poche. Encore faut-il que ses enseignants lui aient donné le goût de l'imagination, l'esprit d'aventure, l'envie de sortir des chemins tracés pour pouvoir se projeter dans la peau d'un créateur d'histoires. Le désir étant là, le talent étant acquis, il lui faudra trouver une formation qui revisite ce qui a déjà été fait en la matière, les trouvailles que les génies ont eues, puiser les leçons des anciens, et trouver les filons pour faire du nouveau. Nous ne sommes là qu'au stade de l'écriture du scénario. Multiplions ces conditions par autant de postes nécessaires à une réalisation : réalisateur, images (chef opérateur, cadreur, électro, monteur), son (preneur de son, ingénieur-son, perchman, monteur-son, mixeur, musique), décorateur, accessoiriste, maquilleur, habilleur, comédien, assistant réalisateur, régie, etc. Une seule personne ne pouvant répondre à une même tâche, selon l'amplitude du film, nous pouvons facilement comprendre qu'une équipe technique peut se composer de 20 à 100 personnes, et pour les grosses productions, avec construction de décors, cascades, grues, hélicoptères, etc., combien en faudrait-il ? Chacun doit vivre, être payé, même en excluant les cachets mirobolants, un long métrage belge coûte entre 200.000 € et 5.000.000 €. Des exceptions sont toujours possibles des deux côtés de la fourchette.

Plusieurs questions se posent d'emblée. Où trouver l'argent pour produire un film ? Le producteur met-il la main à la poche ? Pourquoi réaliser des films et dépenser autant d'argent ? Pourquoi ne pas simplement traduire des productions étrangères dont on achèterait simplement les droits de distribution?
Sur le tournage de TorpedoPartant du principe qu'un film est  l’œuvre d'un auteur, l'expression artistique d'une culture, et pas seulement un produit coûteux et des dépenses exorbitantes à amortir, les pouvoirs publics soutiennent les productions cinématographiques, sous diverses formes et modalités. Nonobstant le désir américain de considérer le 7e art comme une production industrielle - et par conséquent interdite du soutien public sous prétexte de dopage commercial - la notion d'exception culturelle est encore d'application pour le cinéma.
Le Centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles se charge de distribuer et contrôler le budget public alloué à la création audiovisuelle. Les projets choisis par une Commission de sélection, constituée de professionnels du milieu, reçoivent le soutien aux divers stades de l'éclosion : écriture, repérages, réalisation, promotion, distribution, etc.

Quelques chiffres pour mieux comprendre les enjeux. Le montant total de l'enveloppe budgétaire publique pour la production audiovisuelle, composée de l'apport du Centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles, l'apport des câblodistributeurs, le fond européen Eurimages, etc. tourne autour des 23.000.0000 € par an, depuis 2004, et a permis de produire 139 projets en 2012 (dont 15 longs métrages terminés), contre 101 en 2004 (dont 11 longs métrages).

Plus précisément :

 Année : Montant *

 2000 : 17.248.678,75
 2001 : 19.290.710,01
 2002 : 21.491.700,00
 2003 : 24.152.921,00
 2004 : 23.484.832,00
 2005 : 25.514.364,00
 2006 : 19.293.366,00
 2007 : 19.834.363,00
 2008 : 23.050.838,00
 2009 : 23.344.612,00
 2010 : 23.664.532,00
 2011 : 23.708.660,00
 2012 : 23.200.000,00

En 2003, il y a de cela 10 ans, le tax shelter a été introduit en Belgique. En permettant aux investisseurs privés de déduire,  de leur base imposable, les sommes investies dans un projet audiovisuel, on a fait d'un placement dans le cinéma une opération fiscalement attrayante pour les entreprises. Les premières années de son application, les producteurs démarchaient directement vers les sociétés susceptibles d'investir. Comprenant que ce système pouvait être rentable, des sociétés intermédiaires ont vu le jour.

Lorsqu'en juin 2007, après quatre ans de fonctionnement, nous avions fait le point avec Patrick Quinet, producteur, membre actif de l'UPFF (Union des producteurs de films francophones) et Luc Jabon, réalisateur et scénariste, président de PRO-SPERE (Fédération des professionnels de la création et de la production audiovisuelles), les producteurs indépendants mettaient en garde la possible dérive du système avec la création de structures intermédiaires : des financiers spécialisés dans la levée de fonds auprès des sociétés.

« La réalité de ces intermédiaires; la demande des investisseurs, par rapport au choix de films ou par rapport au return possible, à la sécurité de leur investissement, a fait que le choix s'est porté sur un certain type de films plus facilement vendables aux investisseurs. Forcément, un premier film d'auteur est moins vendable qu'une grosse co-production avec du casting et un potentiel de retour sur investissement important. Là, déjà, il y a des dérives. Par ailleurs, la volonté des investisseurs de structurer des deals avec une rentabilité certaine a poussé les structures intermédiaires à demander aux producteurs une série de garanties en termes de recettes ou de rachat de droits. »

« Très vite, les intermédiaires ont pensé : pourquoi passer par un producteur pour faire des co-productions, créons nos propres structures. Elles sont allées démarcher directement auprès des producteurs étrangers, en leur donnant la possibilité de venir dépenser en Belgique, et donc d'apporter du financement. »
producteurs engages« Les sociétés de production ont perdu une partie du marché qui leur permettait de vivre parallèlement au développement de leurs projets en production déléguée, au profit des structures intermédiaires qui ont créé leurs boîtes de production. De nombreux producteurs ont arrêté de fonctionner avec des structures intermédiaires. Ceux qui avaient la possibilité de le faire ont cherché du financement eux-mêmes, et d'autres ont été obligés de fonctionner dans les conditions des structures. »

En janvier 2012, nous rencontrons Jeremy Burdek, co-fondateur de uMedia, une société intermédiaire qui pèse lourd dans l'économie du tax shelter, avec une moyenne annuelle de 50.000.000 € de levée de fonds. Les investisseurs qui s'adressent à cette société ne choisissent pas directement les films dans lesquels ils vont placer leur argent. « Si l’investisseur vient chez nous, il ne choisit pas dans quel film il investit. C'est nous qui choisissons pour lui. Et effectivement, nous essayons de choisir des films qui sont intéressants pour lui. La preuve qu’ils ne choisissent pas uniquement des films où il y a des têtes d'affiche, c'est que les films aidés par le Centre du cinéma bénéficient de 20% de tax shelter, et ce ne sont pas les plus commerciaux. »

En visitant les sites Internet des sociétés financières ou des producteurs de films, il est évident que cet investissement est rentable et qu’il est recherché pour sa rentabilité et non pour l'amour du cinéma ou pour un quelconque mécénat magnanime. Non seulement ils ne veulent pas prendre le risque que le film ne se termine pas, ou que le nombre de ventes ne suffise pas à couvrir les frais de production, mais ils chercheront le film ou le « package » de films qui rapportera le plus.

Les fonds levés par
le Tax Shelter * 

 2003  :  1.075.000
2004  :  8.934.000
 2005 : 14.625.000
 2006 : 32.449.000
 2007 : 55.253.000
 2008 : 62.067.000
 2009 : 81.418.000
 2010 : 91.389.000
 2011 : 91.361.000
 2012 : 93.710.000

Au regard de l'évolution des montants globaux des fonds levés par le tax shelter, on se rend bien compte que les entreprises ont compris l'intérêt qu'elles ont d'investir dans le cinéma plutôt que de payer des impôts, et l'intérêt qu'a le cinéma de pouvoir compter sur cet apport privé en plus de celui apporté par les fonds publics.

Si l’on suivait un raisonnement mathématique, on pourrait se dire qu'entre 2004 et 2012, le montant du Tax Shelter étant multiplié par 10, on devrait s'attendre à avoir soit 10 fois plus de films, soit des films avec de plus gros moyens. Or, en 2004, 101 films (longs métrages, courts, documentaires ou animations confondus) ont été soutenus, et en 2012, 139 films, soit une augmentation de 40%.

Ne tombons pas dans le travers de tout vouloir expliquer avec des chiffres, surtout que plusieurs paramètres doivent être pris en ligne de compte. Mais il ne fait pas de doute que les moyens disponibles pour faire un film ont explosé : dans ce cas, pourquoi les producteurs et surtout les réalisateurs sont-ils  inquiets ?

Nous avons rencontré André Buytaers et Inès Rabadan, représentants de l'ARRF (Association des Réalisatrices et Réalisateurs de Films). Ils nous ont exposé leurs craintes, celles-là même que Jaco Van Dormael et Joachim Lafosse ont probablement  présentées à la commission parlementaire sur le tax shelter.

L'abattement fiscal qui avait été prévu pour booster le cinéma belge sert principalement aux sociétés qui font des bénéfices et qui ont trouvé là un moyen de placement sans risque au taux d'intérêt confortable. Faire un film en Belgique n'est pas devenu plus simple, au contraire… L'artisanat des réalisateurs-producteurs a laissé la place au professionnalisme des maisons de production. Elles ont dû s'adapter face aux nombreuses démarches nécessaires pour bénéficier des diverses aides et répondre aux garanties exigées, entre autres, par Wallimage et le tax shelter.

Les maisons de production solides se sont renforcées, et parfois même unies pour faire face à certaines exigences économiques. Aux côtés de celles-ci, disons les classiques, celles qui existaient avant le tax shelter, gérées par des producteurs issus d'écoles de cinéma, qui suivaient des réalisateurs, les soutenaient dans l'introduction de leurs dossiers au Centre du cinéma, qui allaient chercher des coproducteurs, etc., sont apparues ces nouvelles sociétés de production, intermédiaires entre les réalisateurs et les investisseurs, formées par des financiers ou des communicants. Ensemble, ils se partagent le marché.
Un réalisateur qui a une idée de film doit passer par eux. Soit.
Le hic, c'est que l'auteur doit convaincre le producteur, et pour cela, avoir « la » bonne idée et l'avoir déjà bien développée dès les premières discussions : la concurrence étant rude.
ines rabadan, realisatriceAvec la professionnalisation du métier de la production, transformant le cinéphile aventurier en gestionnaire-financier, le risque de voir le producteur devenir un explorateur de talent et non plus un cultivateur de talent est réel.
« En France, nous rappelle Inès Rabadan, on voit émerger de nombreux premiers films qui ne sont pas suivis d'un second. Nous craignons que ce phénomène ne se propage, et nous voulons le contrer avant qu'il ne soit trop tard ». « Les réalisateurs et les scénaristes ont besoin d'être en confiance pour créer, leur travail doit être reconnu. Le développement d'un film, son écriture, les repérages parfois ou le casting, tout ce qui fait qu'un projet peut convaincre un producteur, nous sommes souvent obligés de le fournir dès le départ, avant même de recevoir la garantie de pouvoir monter le projet. Trouver des investisseurs prêts à soutenir un film d'auteur, plus radical, est devenu très marginal ! » Et de poursuivre : « Il est alarmant de constater que certains films qui ont reçu le soutien de la Commission ne trouvent pas de producteurs ou suffisamment de moyens complémentaires pour se faire. » andre buytaersAndré Buytaers ajoute que la durée admise entre le moment où un projet reçoit l'aide de la Commission et sa réalisation ne peut pas dépasser 3 ans. Récemment, cette durée a été prolongée à 5 ans. « Les co-producteurs potentiels délaissent les productions plus pointues ! Les co-financements venant de fonds européens sont devenus plus difficiles. De même, suite à l'émigration des tournages franco-belges vers la Belgique pour bénéficier du
tax shelter et le mécontentement des techniciens français qui s'en est suivi, le CNC et les chaînes télé françaises freinent leurs aides aux films belges. »

L'apport du tax shelter pour le cinéma n'est plus à démontrer. Tous sont d'accord sur son utilité, Ministre de l'audiovisuel et Centre du cinéma, producteurs indépendants et financiers, réalisateurs, techniciens, etc. Mais des aménagements doivent être faits. Dans quel but ? La Ministre de la culture, dans son discours prononcé au Bilan de la production cinéma 2012 précise :
« Les pistes de réforme transmises au Ministre des Finances garantissent un contrôle adapté de manière à éviter les déperditions de moyens et à concentrer ceux-ci sur le travail artistique. Des aménagements de la loi ont par ailleurs été formulés pour assurer au mécanisme du
tax shelter davantage d’effets structurants au profit du cinéma belge. »
« Nous nous réjouissons bien sûr de l’attrait de la Belgique pour de nombreux tournages étrangers grâce au
tax shelter, mais nous devons assurer avant tout le financement des œuvres de nos auteurs, réalisateurs, acteurs et producteurs belges. »

À suivre…


* Chiffres recueillis dans les publications officielles du Centre du cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles