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Ma fille Nora de Jasna Krajinovic

Publié le 19/12/2016 par Serge Meurant / Catégorie: Événement

Jasna Krajinovic, mieux que toute autre cinéaste, connaît l’angoisse et l’attente des femmes. Elle a vécu les guerres de l’ex-Yougoslavie. Il y a, dans la manière dont elle filme les mères dont les enfants sont partis combattre en Syrie, une douceur et un sentiment de sororité.

Ma fille Nora de Jasna Krajinovic

Nora, la fille de Samira, est partie en Syrie en mai 2013. Elle écrivait alors à sa mère une courte lettre d’adieu dans laquelle elle disait simplement : « J’irai là-bas me soumettre à l’épreuve d’Allah. Même si je pars pour un pays en guerre, je vivrai avec ce qu’Allah me donne. » Une belle photographie nous montre mère et fille, visage contre visage. Elles se ressemblent comme en un miroir. Sans nouvelle, depuis, Samira n’a cessé de se battre pour retrouver sa fille et la faire revenir en Belgique. Elle a mobilisé les familles et cherché des appuis dans un contexte où le retour de ces adolescents engagés dans une guerre fanatique qui n’était pas la leur était stigmatisé. La lutte contre le terrorisme de Daech empêchait toute compréhension de leurs départs. Samira se rend à la frontière entre la Turquie et la Syrie. Elle se trouve confrontée au flot de réfugiés qui fuient la Syrie. Elle interroge en vain certains d’entre eux. C’est de la ville de Killis qu’elle correspondra finalement par skype avec sa fille. Nora se trouve dans la ville encerclée d’Alep. Elle raconte que depuis son arrivée, elle n’a vu que des vidéos de propagande montrant des tortures et des exécutions. Dans son ouvrage récent, Daech, le cinéma et la mort, Jean- Louis Comolli décrit et analyse un certain nombre de ces clips.

 

Semblables sans aucun doute à ceux dont parle Nora :
« Une file d’hommes en orange agenouillés le long d’une plage. Derrière chacun d’eux, les surplombant, un bourreau en noir, un coutelas à la main. » Mais Samira scrute le visage de sa fille, ses yeux blessés, et le désespoir qu’on peut y lire. Ce face-à-face s’interrompt et nous rappelle le double portrait de la photographie. Ma Nora, dira sa mère, Lumière du paradis. De retour à Bruxelles, les nouvelles contradictoires se succèdent. À Alep, Nora se trouverait avec d’autres femmes enfermées dans une salle cernée par l’armée régulière, peut-être pour un échange de prisonniers. Un coup de téléphone à l’un de ses frères prétend qu’elle est morte en martyr. Ces nouvelles créent l’affolement parmi les voisines de Samira. L’une d’entre elles dit : « Mon fils a été blessé jeudi et on l’a appris dimanche. Nous pensons qu’il est mort jeudi. Hier, j’ai été voir une maman dont le fils est mort en même temps que le mien. » Les mères redoutent ce coup de fil comme un coup de poignard dans leur chair. Elles n’ont d’autre choix que d’attendre. Elles ne sont pas résignées pourtant. Et ce temps douloureux et interminable est aussi le moment d’une réflexion sur le deuil qui les atteint. « Qu’avons-nous raté pour ne pas avoir pressenti leur départ ? On dirait que nous étions endormies et ce n’est qu’aujourd’hui que nous pouvons comprendre nos enfants. » Le film de Jasna Krajinovic soulève encore bien des questions demeurées sans réponse. Où sont les pères, les imams, les intellectuels, les enseignants qui eux aussi se trouvent confrontés au départ des jeunes gens, au dévoiement de l’Islam, à cette version bâtarde et abominable de la guerre sainte. Mais nous comprenons aussi combien le rôle des mères marocaines est important. Courageuses et lucides, elles vivent dans leur chair l’angoisse et le deuil, sans que leur parole ne soit entendue.


Ce court-métrage a la puissance d’un manifeste, d’un appel qui doit être entendu. Et l’image de Samira constitue la réponse cinématographique et honnête aux images mortifères de Daesch.

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