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Adolphe Nysenholc : Charlie Chaplin, Le Rêve

Publié le 19/08/2020 par Bertrand Gevart / Catégorie: Livre & Publication

Sous la colline gargantuesque de la production universitaire et son moule bien établi, le livre d’Adolphe Nysenholc devient un bouclier, tellement son œuvre relance avec fluidité les recherches chapliniennes. Nysenholc ne se contente pas de compiler ce que jadis il écrivit déjà, comme pionnier et spécialiste de Chaplin, mais témoigne de la volonté de proposer un autre regard sur son œuvre, toujours à l’appui d’analyses de films. Adolphe Nysenholc, avec son érudition, nous murmure tout au long des deux parties constitutives du livre oh combien l’œuvre du créateur de Charlot est complexe. L’auteur, à la plume si reconnaissable, n’en est pas à son coup d’essai, ni à propos du monde impermanent des rêves, ni à propos de Chaplin. Déjà en 1997, Adolphe Nysenholc dirigea un numéro particulier de la Revue belge du cinéma (Rêve et Cinéma, Revue belge du cinéma, nº 42, 1997, 68 p.), numéro dans lequel il était déjà question du rêve chez Chaplin et d’une approche psychanalytique. Dans ce nouvel opus qui lui est consacré, l’auteur s’intéresse plus particulièrement au monde du rêve en épuisant les apories.

Soulignons d’emblée les quelques thèmes benjaminiens qui sont au cœur de la réflexion et de l’approche historiographique à partir du personnage de Charlot : « Le rêve de Chaplin ne s’est pas réalisé n’importe quand, ni n’importe où, ni sans interactivité avec son environnement… Charlot est né il y a un siècle grâce à la reproduction mécanique de l’image animée ». Nysenholc cherche sans cesse l’origine, combinant les approches, notamment l’approche psychanalytique dans laquelle il fait appel à la pensée freudienne. En ce sens, et pour revenir à la citation ci-mentionnée, Charlot serait de cette manière le rêve de Chaplin. L’auteur revient par ailleurs sur le « pourquoi » d’un tel succès. Pourquoi le personnage de Charlot a-t-il bénéficié d’un succès populaire aussi étendu auquel le public du monde entier peut s’identifier ? Est-ce uniquement la projection de désirs refoulés ?

Si le personnage de Charlot est une création, elle n’en demeure pas moins à certains égards, un dédoublement qui s’intensifie ça et là, puisant dans le biographique de Chaplin lui-même. Mais ce qui semble faire la puissance identificatrice demeure la cohabitation parfaite d’éléments en décalage par rapport au réel tout en y intégrant des éléments le composant : inadéquation entre Charlot et le monde, son rejet, son côté infantile et onirique, introspectif et métaphysique. La force du livre de Nysenholc est sans aucun doute d’avoir articulé la question du rêve à celle de l’histoire collective et l’histoire en marche. Le paradigme des rêves, la vie et l’œuvre de Chaplin en sont profondément habités. D’emblée, par des ancrages biographiques, s’appuyant sur les mots de Chaplin dans son autobiographie, le premier Chapitre intitulé Self Made Myth questionne les écarts, les disparités, le clivage de l’ordinaire chaplinien, entre ce qui est et pourrait être, entre l’enfant dormant dans les ruelles sombres londoniennes et «  la vie de rêve » à Beverly Hills : «  Il réalise le rêve américain avec l’art américain par excellence » pour devenir « aussi connu que Napoléon et Jésus ». Plus loin, l’auteur précise : «  Il était à la limite considéré fils de personne, mais bientôt adopté comme figure emblématique de son temps. Il avait les caractéristiques des enfants exposés, héros fondateurs de civilisation… et dans les films, à l’instar de sa personne dans la vie, faisait croire que tout était possible, grâce à des rêves héroïques. Plus petit que petit, Charlot finit à chaque fois comme un prodige, plus grand que grand. Et on rit d’admiration ».

Adolphe Nysenholc s’attarde également à marquer les clivages entre le rêve américain et la réalité sociale. Hollywood et ses pouponnières véhiculent une image d’Epinal de ce bonheur, Chaplin lui, navigue à contre-courant, utilise ce rêve pour y intégrer un geste critique en dénonçant la pauvreté et l’injustice.

Venons-en plus précisément au paradigme du rêve. Au fil des chapîtres à la plume exigeante, l’auteur de Bubele épuise tout d’abord la fonction du rêve et sa représentation au cinéma, ainsi que sa fonction : «…on a sur l’écran, comme dans le rêve, un flux d’images en mouvement. Le rêve peut être suggéré par plusieurs procédés aussi inventifs les uns que les autres, le monde de l’imaginaire peut être suggéré par l’endormissement du vagabond et le réveil qui encadre le récit ». D’autres dispositifs permettent d’entrer dans le monde des rêves chapliniens, Nysenholc propose à ce titre une forme de cartographie, appuyée par des films : l’homme ivre par exemple (A night out et Passim), ce qui «  accentue sa démarche somnambulique ». Ou encore d’autres films qui débutent par une « sortie de sommeil », laissant, de fait, planer le doute sur «son véritable état d’esprit», plus loin l’auteur écrit : «  Tout Charlot à la limite, peut apparaître comme un rêve, dont aurait été effacé le marqueur qui le déclenche, à savoir l’endormement ».
Adolphe Nysenholc donne quelques exemples saillants notamment dans le chapitre « Rêve dans le film en film comme rêve ». Le concept de dédoublement est une figure de proue dans la création imaginaire et du monde du rêve. C’est notamment le cas dans le film The Circus, où finalement tout peut basculer entre le tragi-comique, entre ce qui est et ce qui pourrait être, entre le rêve et finalement se dire « tout cela n’était qu’un rêve », un rêve qui n’est pas réalisé.

Dans The Kid, Chaplin développe un film qui transpose «  en condensé presque tous les éléments de la narration du film » puisqu’il imagine que le personnage de Charlot qui a perdu l’enfant précédemment adopté, arrive à le retrouver en rêve.

Cet essai, Charlie Chaplin ou la légende des images, dans la continuité de ses recherches est une œuvre magistrale où la relation intime entre Nysenholc/Chaplin/les films et Charlot perce chaque mot, chaque idée. Travailler autour de la question du rêve, c’est aussi en accepter les enchevêtrements successifs. Et l’auteur parvient à cartographier l’ensemble des sillons de Chaplin à travers sa biographie, ses films revisités, décortique successivement une scène, un élément, afin d’y traiter bien plus que la question du rêve et de sa sémiotique, mais de l’articuler à l’Histoire et le rêve collectif.

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