Venu présenter son premier long-métrage Les Reines du drame au Festival de Gand, Alexis Langlois évoque pour Cinergie son passage par le court, notamment avec le film Les Démons de Dorothy, primé à Locarno en 2021. À l’occasion de cet entretien, iel décrit sa façon de travailler, dans le plaisir et le partage d’une culture cinéphile et queer commune. Son film est à l’image de ce brassage de talents, composé d’univers différents. Les Reines du drame est une comédie musicale joviale dont on se souviendra pendant un long moment, tant par sa représentation de la culture queer, sa bande-son qui décoiffe ainsi que le soin apporté à l’image et au casting. Le film, co-produit par la France (Les Films du Poisson) et la Belgique (Wrong Men) était présenté en séance spéciale à la Semaine de la Critique en mai dernier. Il a fait l’ouverture de Pink Screen à Bruxelles. Sa sortie est prévue fin novembre.
Alexis Langlois : “Parfois, il faut faire un pas de côté pour parler plus intimement aux gens".
Cinergie : Vous travaillez sur Les Reines du drame depuis déjà six ans. Qu’est-ce que le passage par le court a pu vous apporter ?
Alexis Langlois : Je pense que c'est toujours très compliqué de faire un premier long. Ça a pris du temps, notamment parce qu’il n'y avait pas vraiment de gens pour le produire, et donc je l'écrivais seul, de mon côté. Ensuite, l'idée des Démons de Dorothy est arrivée. Le film m’a permis de rencontrer plein de nouvelles personnes, notamment Inès Daïen Dasi, la productrice, Marine Atlan à l'image, et le reste de l’équipe, notamment les comédiennes. J’ai senti qu'il y avait quelque chose. Je me suis senti prêt à faire un long, en étant aussi poussé, plutôt encouragé, par Inès. Il y a eu une sorte d'alignement des planètes qui a fait que le long était envisageable. Tout ça a vraiment été possible grâce à la réalisation des Démons de Dorothy. Avant, c’était trop tôt pour faire un long. Je ne m’en sentais pas capable. C'était encore trop angoissant.
C. : L’écriture des Reines du drame est traversée par de nombreux jeux de mots. Était-ce une volonté dès le début ?
A.L. : Je ne me rendais pas spécialement compte qu'il y avait tant de jeux de mots que ça ! Comme je travaille depuis six ans sur le scénario, il y a eu des moments plus ou moins intenses d'écriture. À un moment, je me suis plutôt consacré aux Démons de Dorothy. Par la suite, le projet a été notamment impulsé par Inès. Ce qui a compté aussi, c’est la rencontre avec Thomas Colineau et Carlotta Coco avec qui j’ai écrit le film et qui m’a accompagné sur le court. C’est vraiment la personne qui, depuis que j'ai 15 ans, m'accompagne toujours dans la réalisation. Son avis compte et est précieux. On écrit officiellement ensemble depuis Les Démons de Dorothy, mais elle est toujours là en tout cas, dans la fabrication. Je pense que ce qui m’anime, c’est d'écrire avec ceux qui partagent la même culture, aussi bien queer que cinéphile.
Pour revenir aux jeux de mots, je pense qu'on travaille beaucoup autour du plaisir. Les jeux de mots, je pense que ça vient d'un certain goût de la comédie, de la dérision. Je ne saurais pas comment théoriser ça. Mais en tout cas, ça vient du travail avec des gens avec qui on se comprend. C'est le cas des personnes avec qui j’écris, c'est aussi le cas des gens à l'image ou même des acteur·rice·s. Je pense que c'est beaucoup plus facile de travailler ensemble parce qu'il y a quelque chose qui circule, notamment cette même culture. C'est peut-être pour ça qu'il y a cette espèce d'humour, de jeu.
C. : Le film intègre des chanteurs, des mannequins, des gens qui jouent pour la première fois au cinéma, d’autres qui ont plus l'habitude de la caméra. Qu’est-ce qui a conduit à ce casting très riche ? L’envie de mêler différents métiers pour raconter cette histoire ou plutôt des choix de personnalités ?
A.L. : Je pense que c'est plutôt la deuxième idée. Je voulais mélanger des personnalités. En tout cas, je ne me suis pas dit qu'il fallait des actrices ou des mannequins. Ce n'est pas comme ça que j'ai fait le casting. J’avais vraiment envie de tourner avec certaines personnes sans me soucier d'où elles venaient spécialement. C’est le cas de Bilal [Hassani] qui n'avait jamais joué. Je travaille quand même beaucoup avec des gens qui n'ont pas spécialement joué au départ. C'est juste des gens que je rencontre et que j'ai envie de faire jouer. Souvent, au premier abord, les gens sont un peu terrifiés à l'idée de jouer. J'adore répéter, on répète beaucoup. C'est comme dans Ratatouille, un grand cuisinier peut venir de n'importe où ! C'est un peu pareil pour le jeu. Je ne crois pas au truc inné. J'ai l'impression que tout le monde peut jouer à partir du moment où on regarde les gens, où on travaille avec eux, où on répète avec eux.
Je ne rencontre pas les gens au tournage. Il y a tout le processus de création avant et au moment des répétitions. C'est quelque chose d'hyper important pour moi. C’est important de fédérer tous ces gens qui, au départ, ne jouent pas forcément. Après, il y a ceux avec qui j'ai déjà fait des courts et qui, au départ, ne jouaient pas, mais maintenant, ça fait plus de 10 ans qu'on fait des choses ensemble, donc, fatalement, ils jouent. Ma volonté sur ce film, ça a été aussi de faire un casting quasiment entièrement queer. J’avais envie de voir des gens que j’aime, que je fréquente dans la vie, et qu'on ne voit pas spécialement au cinéma, spécialement français. Ça, c'était aussi dans la continuité de ce que je faisais dans les courts.
C. : Ça fait un petit temps que je fais des entretiens, mais personne n’a jamais mentionné Ratatouille !
A.L. : Je ne sais pas, j'adore ce film. Ça me fait rire !
C. : On pourrait qualifier votre film de comédie romantique queer musicale. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans ce genre ?
A.L. : Je suis assez passionné de comédies musicales. J'ai même fait un court-métrage musical qui s'appelle À ton âge, le chagrin c'est vite passé (2016). Le film est d'ailleurs assez proche des Reines du drame à plein d'égards. Ça parle d'un chagrin d'amour aussi. J'avais envie de faire une comédie musicale pour deux raisons. La première, par amour pour ce genre. Ce que j'aime aussi, c'est que c’est à la fois un genre extrêmement formel et en même temps, c'est la manière la plus évidente d'accéder aux émotions des personnages.
Quand un personnage est heureux, le monde peut se transformer autour de lui. Quand il est triste, le sol peut s'ouvrir sous ses pieds. Les Reines du drame, c'est un film qui décrit des émotions, notamment d'un premier amour. Le recours à la comédie était, je crois, la meilleure manière pour raconter une histoire d'amour entre des gens qui n'arrivent pas à gérer leurs émotions qui sont trop grandes pour eux.
Ensuite, la comédie musicale permet formellement plein de choses, de travailler avec des compositeur·ice·s. Cela m’a permis de passer d'un morceau pop à un morceau plus dark et d'explorer avec plaisir plein de genres différents.
C. : Quels défis avez-vous rencontrés sur ce projet ?
A.L. : Il y en a eu plein ! Ce qui était compliqué et en même temps vraiment voulu, c’est que plusieurs personnes - et pas seulement une - ont travaillé à la musique. Tout le monde nous avait mis en garde à ce sujet. On a voulu créer quelque chose d'organique. Je pense que ça a été un défi relevé haut la main. Comme on est toujours au plus près des émotions des personnages, même si on passe d'une partition avec des cordes à un morceau plus électro et plus violent, j'ai l'impression que rien n'est gratuit et que le mélange est nécessaire pour faire ce film. Voilà, le défi, c’était de passer à des univers très différents, que ce soit visuellement ou en termes de musique.
C. : On parle souvent des comédiens, mais moins des créateurs qui fabriquent aussi le film, tels que ceux qui sont à l’image et au son. Comment avez-vous travaillé avec Marine Atlan (cheffe op) et Marie Paulus (preneuse de son) ?
A.L. : Les Reines du drame, c'est vraiment un film autour de la réconciliation, un mélange de choses qui, a priori, ne se mélangent pas. L’objectif, c’était de créer une harmonie avec une forme de disharmonie. Je pense que le travail à l'image et au son, ça a été vraiment la même chose. Pour le son, on a mélangé du son direct, lié au tournage, aux maquettes des chansons qui ensuite ont été réenregistrées. C'était un peu un défi de passer du son in au son enregistré, au son off. Il fallait créer une cohérence entre toutes ces différentes techniques.
Et puis à l'image, c'était pareil, on a voulu aussi bien convoquer du cinéma américain des années 50, du mélodrame de Douglas Sirk, A Star is Born, des clips de Britney Spears, … On a mélangé des images qu’on aimait. Ça fonctionnait justement avec le film, parce que les personnages sont faits de toutes ces choses très différentes. Avec Marine, comme on voulait convoquer à la fois les années 2000 et les années 50, on s'était donné comme règle d'essayer de créer un Technicolor des années 2000. On s’est rendu compte que la couleur bleue revenait souvent, autant dans le film The Girl Can’t Help It (1956) de Frank Tachlin que dans l’émission À la recherche de la nouvelle star ! C'était quasiment le même bleu, donc c'était assez drôle ! J'ai l'impression qu’il y a des couleurs comme ça qui passent mieux. Le bleu et le rouge, par exemple, en Technicolor, fonctionnent très bien, beaucoup plus que d’autres. C'est peut-être quelque chose qui attire beaucoup, qui capte plus l'œil. En tout cas, ça marche à l'écran.
C. : Le film démarre en 2005. On y retrouve autant les vieux Nokia que les prémices de la télé-réalité. Pourquoi avoir voulu dater à ce point le film ? L’histoire qui y est racontée aurait pu être plus contemporaine, car après tout, la paillette est intemporelle.
A. L. : C’est une histoire qui raconte des choses assez douloureuses pour les personnages, et qui, en même temps, sont très contemporaines. Parfois, il faut faire un pas de côté pour parler plus intimement aux gens. Là, c'était beaucoup plus facile de raconter cette histoire d’amour et d'expliquer pourquoi le monde normé a empêché les personnages principaux de s'aimer.
Comme l’action se passe en 2005, c’est évident de se dire qu’à cette époque, tout était extrêmement normé et qu’il y avait beaucoup d’interdits, de tabous. Aujourd’hui, c’est plus facile de juger 20 ans en arrière, mais finalement, on peut se demander si les choses ont réellement changé. Moi, je crois que non. La norme est toujours hyper présente. C'est ce que le film montre aussi. La roue de la fortune tourne, mais je pense que le monde reste queerphobe. Le film essaye de dire qu’il faut rester vigilant aussi, qu’il ne faut jamais prendre les choses pour acquises et surtout qu’il ne faut pas juger ce qui s'est passé il y a 20 ans. Nous, il faudra sans doute qu'on vive les mêmes combats. Des films queers, il n'y en a pas beaucoup. Le film montre aussi que les queers ont existé bien avant, des John Waters, des Gregg Araki, des Chantal Akerman ont existé. En tout cas, il ne faut jamais croire qu'on est les premiers. Le film essaye de créer un lien entre différentes générations de queer.
Ça me désole quand je vois toute la haine que Bilal Hassani se prend sur les réseaux. Est-ce que c'est si différent de La Nouvelle star d’il y a 20 ans ? Des personnes comme Bilal Hassani existent. C'est merveilleux. En même temps, est-ce que les mentalités changent complètement ? Est-ce que c’est si facile d'être une personne queer aujourd'hui ? Je ne sais pas…
C. : J'ai l'impression que les mentalités évoluent quand même un petit peu. Par exemple, votre film ne circule pas dans le réseau spécifique des festivals queers. Les programmateurs ont compris qu'il fallait le montrer. Ce n’est pas gagné, mais ça bouge quand même, même si ce n’est pas assez vite.
A. L. : Ce n'est pas que ça ne bouge pas assez vite. Je pense qu'il y a des retours en arrière. Almodóvar est aujourd'hui un auteur extrêmement adoré, célébré. Il a fait des films queers et est représenté en festival. Les choses évoluent-elles ou est-ce qu'il y a une sorte de cycle infernal ? Moi, j'ai l'impression qu'en ce moment, le fascisme grandit partout dans le monde et que le retour de la norme est bien là. En tout cas, ce n'est pas une évolution. Je pense que ce sont des cycles. Je ne crois pas qu'aujourd'hui soit mieux qu'hier. Quand on voit, par exemple, la télévision française aujourd'hui, que montre-t-elle ? Des discours misogynes, transphobes et racistes. Moi, j'ai l'impression que les gens deviennent plus fachos. C'est pour ça qu'il faut faire attention, être vigilant et surtout se rassembler entre nous et être toujours politisé.
C. : Qu'est-ce que l'artifice, la satire et le kitsch vous apportent en tant que cinéaste ?
A.L. : L'artifice, je pense que c'est très politique. Il est sans doute plus révélateur pour la communauté queer, l'artifice fait acte de vérité. Même si dans le film, il nous est dit que tout est faux, que tout est pour le show sauf que le show, c'est la vérité. Je pense qu'on est davantage nous-mêmes grâce aux artifices. Cela révèle aussi nos véritables intériorités. Il faut se questionner là-dessus, ça revient à se questionner sur la norme, c’est ça qui est important. Le film s'appelle Les Reines du drame, ce n’est pas pour rien.
Qu'est-ce qui est overdramatique pour les gens ? L’overdramatique, ou le “too much”, est une manière d'exprimer les émotions qui n'est peut-être pas tout à fait classique, mais pour moi, en tout cas dans le film, cela devient la nouvelle norme. C’est une façon de célébrer toutes celles et tous ceux qu'on dit être « too much ».