En 2022, paraissait le premier roman du cinéaste belge de Cavale et d’Un Couple épatant, Les Tourmentés, beau succès de librairie écrit durant le premier confinement. Aujourd’hui, Lucas Belvaux adapte lui-même son roman à l’écran et filme le paradoxe de trois personnages affectés par la guerre, qui, par le biais d’un pacte diabolique, vont lentement se reconstruire et retrouver goût à la vie.
Lucas Belvaux à propos des « Tourmentés »

Cinergie : Avant de parler du film, j’aimerais évoquer deux grands cinéastes qui vous ont fait tourner comme acteur à vos débuts, Yves Boisset et Claude Chabrol. Pouvez-vous nous parler de l’influence qu’ils ont eue sur votre carrière et sur votre travail ?
Lucas Belvaux : Avec Boisset, c’était mon tout premier film en tant qu’acteur (Allons z’enfants, 1981 – NDLR). J’étais très jeune, j’avais 18 ans. Lui-même n’était pas très vieux, il avait 40 ans, il était au top de sa carrière. J’avais l’impression tous les jours d’apprendre énormément. Il était très bienveillant, très cordial, c’était une très belle expérience, sur laquelle j’ai appris en grande partie ma technique d’acteur… Avec Chabrol, sur Poulet au Vinaigre, c’était déjà quatre ans plus tard. Puis j’ai à nouveau tourné avec lui en 1990, dans Madame Bovary. Pareil : c’était un mec charmant, très agréable, très bienveillant, pour qui j’ai beaucoup d’affection et d’admiration. Avec lui, c’était un peu différent, parce que j’avais déjà plus de bouteille. J’avais vieilli et je commençais à envisager de faire des films, à m’intéresser à la caméra, au travail du metteur en scène. Et je sais qu’aujourd’hui, je me revendique beaucoup plus de la manière de faire de Chabrol. Je n’ai pas son talent, hélas, mais dans la manière de faire, de travailler avec les acteurs, je suis plutôt chabrolien.
C. : Les Tourmentés était votre premier roman. L’aviez-vous écrit dans l’optique de l’adapter ensuite au cinéma ?
L. B. : Non, au contraire. J’ai commencé à écrire le roman pendant le premier confinement. Je venais de terminer un film, Des Hommes, dont j’avais terminé le mixage 15 jours avant. J’avais envie d’écrire, mais l’écriture d’un scénario, c’est très technique, très contraignant. Et comme je venais tout juste de finir un film, je n’avais pas envie de repartir tout de suite dans un projet cinématographique. Donc, je suis parti sur un roman, avec des notes. Au début, je ne savais pas trop ce que j’écrivais. Je me suis dit que j’allais écrire pour le plaisir d’écrire, sous forme littéraire, et que je verrais après. Si ça ne fait pas un roman au bout du compte, ça fera au moins des notes pour un éventuel scénario !... Et puis, je me suis pris au jeu de la littérature. Et ce n’est qu’une fois le roman fini et sorti que je me suis dit que ce serait dommage d’en vendre les droits. Je préférais le filmer moi-même.
C. : Faire l’adaptation de son propre roman est un exercice finalement assez rare, qui peut être périlleux parce qu’on n’a pas forcément le recul suffisant pour revisiter son propre travail, qui plus est sur un média différent…
L. B. : J’avais déjà fait pas mal d’adaptations et ça avait toujours été relativement simple, assez facile comme écriture. Mais là, effectivement, ça a été mon adaptation la plus compliquée. J’y ai réfléchi et je me suis rendu compte que quand j’adapte des livres d’autres auteurs, avant de commencer à écrire, je sais pourquoi je veux faire le film. Le tri entre ce qui m’intéresse beaucoup et ce qui m’intéresse moins est déjà fait, donc je garde une sorte de fil conducteur ou de trame, une idée forte, et je travaille dessus. Et pour le reste, j’élague… Mais élaguer dans son propre travail est plus compliqué. Il m’a donc fallu plus de temps pour y arriver.
C. : D’autant plus que c’est une structure inhabituelle, avec quatre protagonistes : trois points de vue principaux et un secondaire (Manon, jouée par Deborah François).
L. B. : Dans le roman, c’est une série de soliloques : à chaque chapitre, on passe au point de vue d’un autre personnage qui parle de lui à la première personne. Chacun des personnages se raconte lui-même, raconte les autres et raconte l’histoire. Je ne pouvais pas garder ça dans le film, parce que ça aurait demandé des voix off. Il fallait que je trouve la forme la plus adaptée pour raconter chacun des personnages, ce qui était problématique. Le personnage de Deborah François, je l’ai vraiment envisagé comme un personnage à part. D’un côté, on a trois fous furieux : Skender (Niels Schneider), Madame (Linh-Dan Pham) et Max (Ramzy Bédia) qui sont les vrais tourmentés de l’histoire. Ces trois-là sont dans un monde quasi parallèle. Ils ne sont pas comme nous, ne pensent pas comme nous. On peut se dire qu’ils sont déjà morts dès le début, ou mourants. C’est un peu comme dans The Misfits (Les Désaxés en v.f. – NDLR), le film de John Huston : ce sont des personnages en dehors de la réalité… Manon, pour sa part, est celle qui ancre le personnage de Skender, qui l’aide à faire le pont avec le monde réel, et qui, petit à petit, uniquement par la force de sa présence et sa façon d’être, va ramener Skender, puis les autres dans le monde normal, en quelque sorte.
C. : Vous décriviez le roman comme un « roman noir lumineux ». C’est par une sordide histoire de chasse à l’homme que les personnages reprennent finalement goût à la vie.
L. B. : C’est exactement ça, c’est un roman initiatique. En général, dans le roman ou dans le film initiatique, qui est presque un genre en soi, ce sont des adolescents qui sortent de l’enfance et qui apprennent la réalité du monde avec ce qu’il a aussi de noir. Mes personnages n’ont connu de la vie que le plus noir. Madame a été vendue enfant par sa mère, a vécu dans des camps de réfugiés. Max a probablement été battu quand il était enfant – c’est beaucoup plus explicite dans le roman. Les deux hommes ont connu la guerre, les coups de ceinture… Leur vision de la vie est tellement noire que quand ils arrivent à 40 ou 50 ans, ils ne voient pas ce que la vie peut avoir de lumineux, de généreux, de chaleureux, d’agréable. Donc, il ne leur reste que la violence et la mort. Comment gérer ça ?... Et puis, cette échéance de la mort qui approche perturbe tout ! La mort qu’il va falloir donner pour Madame, la mort qu’il faut assumer pour Skender, la trahison de Max aussi… Le fait que dans six mois, ce sera fini, tout à coup, leur fait envisager la vie différemment. Skender revient petit à petit vers ses enfants et sa femme et prend conscience de ce qu’il risque de perdre. Pour Madame et pour Max, c’est un peu la même chose : tout à coup, tout s’illumine à cause de ce pacte diabolique.
C. : Skender semble pourtant persuadé qu’il peut survivre à cette chasse à l’homme.
L. B. : En fait, il change sans arrêt par rapport à ses chances de s’en sortir : au début, il sait qu’il n’a aucune chance, il le dit à Max, il lui en veut de l’avoir vendu. Ensuite, il se met à y croire petit à petit parce qu’il est dans une espèce d’hubris, comme Netanyahou (rires): son sentiment de puissance et de surpuissance prend le dessus. Comme son envie de vivre reprend le dessus, il se persuade qu’il peut survivre, il est dans un délire. Il est dans le même désir que Madame. Et au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans ce délire, Max, lui, s’en sort progressivement.
C. : Max est un personnage très ambigu : il est à la fois le meilleur ami et celui qui mène son ami à la mort. Comment avez-vous pensé à Ramzy Bédia pour interpréter ce personnage ? C’est un choix surprenant.
L. B. : Quand j’ai vu Ramzy dans des rôles dramatiques, j’ai trouvé qu’il avait une dimension tragique, encore le stade au-dessus, qui n’avait jamais été traitée. C’est exactement ce que je cherchais. Ce n’est pas un film réaliste. Les personnages ne parlent pas comme on parle dans la vie. Ce ne sont pas des personnages ordinaires. Pour les personnages de Madame et de Skender, les choses se jouent plus facilement. Mais pour Max, il me fallait quelque chose entre les deux : il est en retenue, ambigu, sombre, obscur. Il me fallait un acteur avec suffisamment de bouteille et d’âge, avec cette dimension tragique que tout le monde n’a pas. Quand Ramzy entre en scène, quelque chose se passe, quelque chose de mystérieux. C’est une histoire d’incarnation, c’est sans doute physique, ce n’est pas quelque chose qui se joue, c’est une question d’abandon, de lâcher-prise : l’acteur arrive et il se passe quelque chose d’immédiat sur son visage. J’avais croisé Ramzy par hasard dans un escalier quand je préparais mon film précédent et je m’étais dit : « Il y a quelque chose».
C. : La relation entre Madame et Max est l’un des aspects les plus réussis du film. Il est son majordome, il ne lui refuse rien… Il y a beaucoup de non-dits.
L. B. : L’idée avec Max, c’est qu’il aurait vendu son âme au Diable. Pour Madame, il a renoncé à tout. Je voulais que ce soit comme un amour impossible. Impossible parce qu’ils ont cette dimension en dehors du monde. Ils sont comme des spectres. Il n’y a plus de libido, plus d’attirance physique. C’est un amour qui se joue ailleurs. Ils sont dépendants l’un de l’autre. Max est redevable à Madame de lui avoir montré le monde différemment : elle lui a fait découvrir la musique, la lecture, alors qu’il pensait que tout ça lui était interdit. Quant à Madame, elle a découvert tout à coup à travers Max qu’on peut faire confiance à un être humain, qu’il y a des affections, des amitiés, peut-être un « amour » entre guillemets, qui sont indéfectibles, inaltérables. Ils sont liés par un amour inhabituel, qui n’est pas physique. On ne peut plus les séparer. Si on les sépare, leur vie n’a plus de sens, ils meurent. Pour avoir à nouveau accès à la lumière ou à la vie, ils doivent rester ensemble.
C. : C’est un film sur les répercussions qu’a la guerre sur les protagonistes. C’est un thème qui était déjà présent dans votre film précédent, Des Hommes. Est-ce un thème qui vous passionne en particulier ?
L. B. : Peut-être que comme j’ai écrit le roman juste après avoir fini Des Hommes, j’étais influencé. Mais c’est quand même un thème qui me tarabuste. Ça a à voir avec ce qu’on appelle la masculinité toxique. Depuis la Grèce ancienne, depuis l’Iliade, les hommes sont voués à faire la guerre. Toutes les générations ont leur guerre, on élevait les garçons avec cette idée qu’il faut apprendre à se servir des armes, etc. En France, nos pères ont eu la guerre d’Algérie, l’Indochine. Avant ça, il y a eu 40-45, 14-18, la guerre des septante, les guerres napoléoniennes… toutes les générations d’hommes faisaient la guerre. Et je pense que, fondamentalement, ça laisse une marque très profonde dans le vécu masculin – que l’on ait fait la guerre ou pas - et que ça fait du mal, y compris dans la façon de se développer, de grandir… Un autre thème important, c’est l’argent. Moi je crois à la lutte des classes, en tant que situation. Ce n’est pas une idéologie, la lutte des classes, c’est un état de fait et il faut faire avec, on ne peut pas revenir dessus, ça existera toujours. Comment organise-t-on une société en sachant que ça existe ? Une société où toutes les classes auraient les mêmes intérêts, ça n’existe pas. Il n’y a que l’extrême droite qui essaie de faire croire que toutes les classes ont les mêmes intérêts. Comme « la lutte des classes » est presque devenue un gros mot, je pense qu’il faut y réfléchir. Il faut parler du rôle de l’argent. La phrase d’accroche du film, c’est : « Ça vaut quoi la vie d’un homme ?» Comment évalue-t-on une vie ? Quel prix met-on sur la vie ? Il y a un prix symbolique, mais aussi un prix réel. Nous sommes dans un monde où absolument tout se marchande, y compris la vie d’un homme. On le voit avec les accidents d’avion : les compagnies d’assurance paient, évaluent, et selon que la personne décédée travaillait ou pas, selon son salaire, elles vont payer plus cher ou moins cher à la famille. C’est d’un cynisme épouvantable ! C’est pareil avec les salaires : on évalue la valeur, la vie d’un homme à sa force de travail… Donc il faut que le cinéma, la littérature, le théâtre continuent à se poser ces questions-là. Parce que les hommes politiques ne le font plus. Parce que, quelque part, les citoyens ne le font plus beaucoup non plus. C’est le rôle de la culture et de l’art de prendre suffisamment de distance et de temps pour réfléchir et se poser ces questions, y compris sur le mode du divertissement.
C. : N’aviez-vous pas peur de frustrer le spectateur en ne montrant pas la chasse à l’homme ? On a des séquences fantasmées, mais elles sont là pour déstabiliser, on ne sait pas si c’est le futur ou un rêve.
L. B. : Ces séquences sont là pour ça, c’est leur vision d’une situation possible. Skender meurt quand même trois ou quatre fois dans le film ! (rires) Ca pourrait être ce qu’on appelle des flash-forward. Ce sont des vues de l’esprit. Alors, était-ce un risque ?... Non, quand on fait des films, il ne faut pas avoir peur. Je pensais que c’était la meilleure voie. Quand j’ai commencé à écrire le roman, je pensais effectivement écrire une histoire de chasse à l’homme. Et plus j’avançais dans l’histoire, moins j’avais envie d’écrire cette chasse. Ce qui était important, c’est l’effet de cette chasse à l’homme potentielle sur eux. Leur monde est suffisamment noir et dur et triste comme ça, ce n’était pas la peine d’en rajouter une couche. Et puis, des chasses à l’homme au cinéma, on en a déjà vu des centaines, c’est un genre en soi. Je me suis demandé ce qui pourrait m’intéresser en filmant cette chasse à l’homme. Finalement pas grand-chose, à part le plaisir d’aller tourner dans la montagne...
C. : La musique de Frédéric Vercheval est mémorable, notamment cette comptine au piano, une sorte de valse.
L. B. : Oui, c’est une musique à la fois joyeuse et un peu mélancolique. C’est une espèce de bonheur en train de se perdre ou de bonheur possible et pas encore accessible. Frédéric est très doué pour ce genre de choses. C’est un vrai compositeur de musiques de film dans le sens où il sait changer d’univers. Il adapte la musique à l’univers du film, sans que ce soit redondant avec ce que je raconte. Il amène une sorte de commentaire sur le côté, avec une prise de distance. Donc, j’ai l’impression de raconter quelque chose aussi avec sa musique. Nous racontons ensemble. Nous discutons beaucoup, mais il est à 100% l’auteur de sa musique. Moi j’aime bien lui parler d’orchestrations, lui donner des références. Et c’est toujours un bonheur de concevoir ces toutes premières musiques.
C. : : Linh-Dan Pham est une grande actrice très discrète, pas forcément très connue du grand public. Pourquoi avoir fait appel à elle ?
L. B. : J’avais tourné avec elle il y a longtemps quand j’étais acteur, dans un film de Régis Wargnier (Pars vite et reviens tard, en 2007 – NDLR), et je l’avais vue au cinéma, évidemment dans Indochine, mais aussi dans le film d’Audiard, De Battre mon Cœur s’est arrêté, dans lequel elle jouait une pianiste. Et je trouvais aussi qu’elle avait une espèce de double image. Comme Ramzy qui a une dimension tragique, Linh-Dan se promène avec son aura, comme un fantôme à côté d’elle, en parallèle, et on peut s’adresser à l’un ou à l’autre. C’est un personnage assez étonnant. Elle peut être très sombre et très lumineuse en même temps. Et j’avais besoin d’une actrice qui peut basculer complètement de l’un à l’autre.
C. : : Le côté lumineux vient du personnage de Deborah François. Elle avait un peu disparu des écrans ces dernières années, mais elle sera bientôt à l’affiche de deux films, le vôtre et « Pauline Grandeur Nature ». Et elle est exceptionnelle dans les deux. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration ?
L. B. : C’est vrai qu’on l’a moins vue ces dernières années, je ne sais pas pourquoi. C’est un peu bête de dire ça, mais Deborah, c’est une actrice BELGE (rires). Par-là, je veux dire qu’elle a quelque chose de très concret. On n’a pas besoin de parler beaucoup du personnage, elle va apporter immédiatement quelque chose de fort et de vivant. Elle n’est pas dans le « on pourrait faire», elle est dans le « on fait d’abord !». Dans ce film-ci, elle a une scène où elle engueule Skender qui lui offre une maison. Manon est dans un rapport tellement tordu avec lui, elle a tellement de mal avec les sentiments qu’elle ressent qu’elle craque. Je pense que c’était la scène la plus difficile du film pour le rôle de Manon. Et nous l’avons tournée lors du premier jour de tournage de Deborah. Ce qui n’était pas un cadeau ! Elle débarquait, elle découvrait son partenaire, et tout à coup, il fallait qu’elle sorte ça ! Deborah est capable de faire ça, c’est une actrice qui peut se jeter à l’eau. On la jette dans l’eau, on lui dit : « démerde-toi » et elle apprend à nager ! J’ai l’impression que c’est une actrice sans limites, comme l’était Émilie (Dequenne, que Lucas Belvaux a dirigé à deux reprises : dans Pas son Genre en 2014 et dans Chez Nous en 2017 – NDLR). Émilie avait ce côté-là aussi. Ce sont des actrices entières. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont bloquées dans un rôle, ça veut dire que tout est possible, que tout est permis. Dès qu’elles sont en confiance, elles y vont et puis… advienne que pourra ! Ce sont des actrices magnifiques dans ce sens-là. Il y a deux écoles chez les acteurs et les actrices : ceux qui vont vers le rôle et qui composent, puis ceux qui tirent le rôle à eux. Aucune des deux méthodes n’est entièrement bonne. Un grand acteur ou une grande actrice, c’est celui ou celle qui arrive à composer avec ça, à trouver le bon équilibre entre ce qu’on lui donne et ce qu’il doit recréer et trouver du personnage, et qui le nourrit de sa propre expérience. Deborah et Émilie sont capables de trouver cet équilibre-là. Émilie avait les mêmes qualités que Deborah sur cette façon d’appréhender les choses, d’attraper le rôle en entier. Je garde d’elle un souvenir extrêmement lumineux.