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Leïla Albayaty, D'Abdul à Leïla

Publié le 29/07/2024 par Gauthier Godfirnon et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Leïla Albayaty, artiste polyvalente, chanteuse, compositrice et réalisatrice. Sur le point de sortir un album, elle revient avec nous sur son nouveau film D’Abdul à Leïla en compétition nationale au BRIFF et nous dévoile comment elle a surpassé son passé douloureux en le transformant en force créatrice et poétique.

Cinergie : Comment vous est venue l'idée du film ? Quelle est la genèse du projet ?

Leïla Albayaty : Je suis chanteuse, compositrice et réalisatrice et mon père irakien m'a écrit des textes en arabe sur la liberté de la femme, sur l'Irak, sur l'exil, sur des choses qui me correspondaient, sur la révolution... Je me suis dit que j'allais chanter des textes comme ça, que j'allais commencer le film en apprenant l'arabe et finalement, au fur et à mesure, j'ai commencé à filmer cela. Puis, il y a eu les attentats en 2015 et 2016 et c'était impossible pour moi de ne pas aller vers une autre culture arabe pour parler de liberté, de femmes, de révolution. C'est mon deuxième long-métrage docu-fiction. J'ai toujours joué dans mes films et je fais la musique. Des dessins y ont aussi été présents. En 2009, mon film Vu était le seul film belge à la Berlinale où j'ai reçu un prix. Mes films ont toujours beaucoup voyagé dans le monde. La Belgique a accepté mon exil. J'ai perdu la mémoire et je me suis réfugiée ici. En 2019, j'ai rencontré Dérives qui m'a fait écrire le projet. Alors qu'avant, je filmais, j'emmagasinais beaucoup de matière. Je souhaite vraiment aussi remercier l'équipe, les différents producteurs et mes parents.

 

C. : Aviez-vous déjà un fil conducteur bien précis ? Ou cela s'est-il fait de fil en aiguille au moment de réaliser le film ?
L. A. : Je n'avais pas de fil conducteur, à part la musique et le chant en arabe. Je ne savais même pas que j'allais vraiment apprendre la langue. Je ressentais juste une nécessité incroyable de faire ce film parce qu'on est dans une époque où on parle beaucoup du monde arabe assez négativement. Mon père m'a transmis un héritage plutôt incroyable. Mais le film s'est créé au fur et à mesure, je suis retourné en arrière et je l’ai écrit de fil en aiguille.

 

C. : Dans quel ordre avez-vous conçu votre musique, vos dessins et vos images ? Faisiez-vous par exemple les images en amont des dessins ? Ou tout s’est-il fait en même temps ?

L. A. : Comme dans le film, je préfère chanter que parler. J'adore composer, ça fait partie de moi, je compose toujours de la musique quand je me lève. Les dessins sont venus dans un second temps. C'est venu pendant le tournage et le montage. Le film s'est fait sur beaucoup d'années. Je me suis dit que c'est sur le fantôme de l'Irak. Ce projet constitue la plus belle façon d’être dans l'émotion avec la musique. J'étais en vrai post-trauma, je pleurais. C'était mon exutoire.

 

C. : D’après vous, en quoi votre polyvalence artistique, le fait que vous composiez la musique, que vous créiez les dessins pour vos films, en quoi tout cela vous démarque ou vous renforce en tant que réalisatrice ?

L. A. : J'aime être multidisciplinaire et faire des films hors norme. Souvent on connaît la fin des films, on prend le spectateur pour un con. Ici, je dessine quelque chose qu'on ne voit pas souvent. Je fais quelque chose que moi seule peux faire.

 

C. : Quels sont les aspects de la découverte de la vie de votre père qui ont été les plus marquants pour vous ?

L. A. : J'ai eu une jeunesse très compliquée avec lui. On était beaucoup en conflit et il y a eu la guerre du Golfe. Il me parlait beaucoup de l'embargo, des news, de ce que ne voyaient pas les gens, les Français de mon âge. On parlait tout le temps de la guerre à la maison! Je m'étais éloignée de ma famille, de mon père. Grâce à ce film, il a voulu me transmettre sa passion pour la musique et un héritage de poésie, de beauté. Ça nous a rapprochés. Au niveau de sa vie et de son traumatisme, j'ai pu l'écouter, son abondante poésie, du haut de ses 80 ans. Le fait de m'écrire ces textes en arabe, d'être dans le film, il considère cela comme le plus beau cadeau de sa vie. C'est une très belle réconciliation. Quand il m'a vu chanter en arabe, en public, dans le monde arabe, il pleurait.

 

C. : Vers la fin du documentaire, vous avez bon nombre d’interactions avec des intervenants en arabe, en quoi ces relations et votre capacité à parler cette langue vous ont-elles permis de vous rapprocher de votre identité arabe et de ces personnes qui partagent cette richesse ?
L. A. : Le fait que j'ai appris l'arabe m'a permis de comprendre ce que des gens ont vécu. Par exemple, un Syrien dans le film, avec qui je parle arabe, s'est fait torturer et battre dans les prisons. C'est terrible. Tous les jours, il fait encore des cauchemars. On a aussi jeté sa nièce à l'eau devant ses yeux. C'est quelque chose que les Syriens et que beaucoup de personnes issues du monde arabe vivent. On parle des réfugiés qu'on ne veut pas, mais il faut comprendre ce qu'il se passe dans le monde. Donc oui, c'est très important pour moi de parler arabe et de montrer avec humanité cette facette de la réalité. Les news ne permettent pas de la refléter, c'est à travers la vérité que c'est possible. De plus, quand on commence à dire aux Arabes As-salam Alaykoum, ils sont très heureux.

 

C. : Justement en quoi votre connaissance de vous-mêmes et de vos origines franco-irakiennes se sont-elles aiguisées grâce à ce film ?
L. A. : Je trouve ça super d'être un peu l'un, un peu l'autre et internationale, de mélanger cet ensemble. On ne doit pas être d'un côté ou de l'autre. Au contraire, les cultures s'enrichissent. On a tout oublié aujourd'hui, on ne se rend pas compte que cette culture-là a enrichi l'autre. Si on ne comprend pas ça, on se retrouve inculte sans se rendre compte que la beauté réside dans l'enrichissement venant des autres.

 

C. : Comment s’est passé le tournage avec l’équipe ?
L. A. : Elle s’est avérée très importante pour moi, car c'est un film sur moi, ma famille. Deux cameramen se sont barrés du plateau. J'en ai pas mal souffert d'être une fille réalisatrice et actrice. C'est un Belge, Jonathan Bricheux, qui a ensuite pris la caméra et a commencé à vraiment rentrer dans ma famille. Il a filmé les plus belles images. Une autre camerawoman est apparue et ils étaient donc à trois avec le preneur de son. On a construit ce film en toute petite équipe. Ils m'ont suivi dans chaque étape, avec mes parents. Mon père adorait être filmé, mais ma mère pas du tout. L'assistante et camerawoman, Zoé Nutchey, a monté avec moi pendant plusieurs années.

 

C. : Qu’en a-t-il été de la production et qu’en est-il de sa distribution?
L. A. : La production a été assez compliquée. Tous mes films sont produits en Belgique. J’ai eu pas mal d'opportunités dans le monde entier pour le produire. Il s'est fait sur plusieurs années. Le tournage avait déjà un peu commencé, je l'avais autoproduit au départ pendant bon nombre d'années. En général, les commissions n’aiment pas qu'on ait déjà commencé à tourner avant de demander des fonds, mais le film devait se passer comme ça parce que je ressentais la nécessité de le faire à ce moment-là. Ça a été vraiment lent à produire. Je trouvais des fonds un peu partout, à l'Institut français, au Goethe Instituut notamment. Quand on a pu financer le film en Belgique, c'est devenu un docu-fiction. Ce n’est pas un documentaire, il est fictionnalisé. Les chansons, la voix off, tout ça constitue le docu-fiction. Ce pays m'a vraiment aidée à développer mon cinéma un peu hors norme. Actuellement, on a uniquement une petite distribution au Kinoféroce et peut-être à Bozar. On n’a pas de distributeur officiel en Belgique et on n'a pas de vendeur, mais on est en train de mener des négociations. On vient de recevoir le prix du meilleur film dans plusieurs festivals, donc j'espère que ça va jouer en notre faveur. À Tétouan, j'ai gagné le grand prix du jury. J'espère qu'il va pouvoir toucher le monde arabe également. Souvent les Arabes veulent venir ici en Occident et moi, je suis allée vers eux. J'espère que ce film sur une femme comme moi leur parle. Selon moi, c'est peut-être pour ça que la France ne nous est pas vraiment venue en aide, ce n’était pas assez bankable ! Ils aiment parler du voile, des problèmes des hommes, etc. Moi, je suis une femme libre, je rencontre des Arabes, avec qui je chante, qui aiment parler avec moi, qui aiment développer l'art avec moi et c'est ça ma vie. Je suis aussi très critique par rapport à beaucoup d'aspects du monde arabe, mais il y a aussi cette partie assez géniale et très généreuse.

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