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All-In de Volkan Üce, Avant-première au Festival de Gand

Publié le 18/10/2021 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Dans le ventre de la baleine

Après des études en sciences politiques et sociales à l’Université d’Anvers, Volkan Üce s’est emparé de la caméra pour réaliser son premier long-métrage, Displaced, qui racontait les difficultés identitaires des jeunes gens issus de l’immigration turque en Belgique et aux Pays-Bas. Très remarqué, son film lui a ouvert les portes des festivals et du cinéma. Présenté au CPH : DOX, à HotDocs et à Gand, All-In, son second documentaire saisit à nouveau des personnages dans un entre-deux complexe. Dans un hôtel « all-inclusive » de la côte turque, il suit deux jeunes hommes que leur travail va confronter au monde et métamorphoser le temps d’un été. Récit d’une lutte des classes sur le mode intime d’un parcours initiatique.

All-In de Volkan Üce, Avant-première au Festival de Gand

Ismaïl est un jeune homme de 18 ans, timide et souriant. Il était coiffeur dans son village mais il n’a plus de travail depuis l’arrivée en nombre des Syriens. Lorsqu’il débarque dans cet hôtel pour se retrouver en cuisine, il n’a jamais quitté son village. Hakan, c’est sa chambre qu’il n’arrivait pas à quitter, atteint de phobie sociale. Plus âgé, féru de philosophie et de poésie, il postule pour un poste de maître-nageur. Depuis leur entretien d’embauche jusqu’à leur départ, Volkan Üce se glisse dans leurs pas pour suivre leur cheminement dans ce lieu qui va les transformer. Et ce sont deux parcours très différents qui s’offrent à nos regards. Car Ismaïl s’intègre, noue des liens, s’affirme doucement tandis qu’Hakan lui, se révolte de plus en plus contre sa condition pour gagner en assurance et dompter ses peurs.

 

Dans cet hôtel, fourmillant principalement de touristes russes, Volkan Üce filme le ballet continue des repas et des maillots de bains. Les plans sont souvent larges, savamment composés, brillamment éclairés. Ils captent la plupart du temps les travailleurs affairés à leurs tâches quotidiennes dans ces vastes espaces, laissant les touristes en question dans la foule de l’anonymat. Quand ces « autres » sont filmés en tant qu’individus, c’est qu’il leur arrive un pépin, un ongle arraché à la mer ou une petite fille embarquée par une grosse vague quand sa mère pose pour un selfie. Ils sont là, en arrière-plan et si tout l’hôtel s’organise pour leur bien-être, leur violence et leur « arrogance », comme dira Hakan, ne nous sont racontées que par le récit de celles et ceux qui les servent ou quelques images en arrière-plan. De la même manière, ce qui fait l’épaisseur intime de ces jeunes gens, leur histoire, leur religion, leurs rêves d’une vie meilleure ailleurs ou de rencontres amoureuses se racontent doucement par bribes, à travers des moments de conversations, de complicités, des temps de repos.

 

Vlokan Üce déploie le microcosme de cet hôtel avec subtilité. Attaché aux deux garçons qu’il filme dans leur quotidien, il ne fait pas trop jouer les raccourcis binaires. S’il y a une opposition frontale et obscène entre le monde de ces touristes qui paient pour venir s’amuser et le travail et le dénuement de ces hommes, Üce en tire tous les fils multiples, complexes et ambigus. Le monde plus ou moins luxueux de cet hôtel s’effrite à mesure que les jeunes gens l’expérimentent. Dans cette petite armée obéissante et bien organisée où se dissolvent leurs identités individuelles et qui reçoit sans cesse les mêmes consignes de sourires, discrétion et politesse, Hakan, de plus en plus sombre, va venir jouer les trouble-fêtes. Ismail, discrètement, viendra, lui, transgresser l’interdit suprême : passer de l’autre côté, du côté des touristes lors d’une très belle scène nocturne. La hiérarchie même de l’hôtel n’est pas si nette, et les oppositions qui s’y jouent ne sont pas cadenassées par les rapports de forces. Et puis, il y a surtout l’hôtel lui-même dont les images scandent le récit, ses surfaces lisses et transparentes, ses vitres, ses longs couloirs réfléchissants, ses étendues d’eau plate... Filmé parfois plus ou moins vide, baigné dans une musique au bord de l’anticipation, il respire une humanité froide et scintillante, une transparence opaque et infranchissable qui fait vase-clos, et conduit chacun à jouer le rôle qui lui est assigné. La fin du film seulement réussira à trouver un fragile horizon, à briser les barreaux de cette « prison » dont parle Hakan, pour suivre les deux jeunes gens ensemble dans un ailleurs et des gestes qui leur appartiennent et n’ont rien à voir avec le monstre hôtelier. 

 

Avec délicatesse pour les êtres qui entrent dans la matière de son film, Volkan Üce déroule les multiples rapports de forces et de classes qui agitent et déterminent la société qu’il déploie sous nos yeux. Dans la complexité des rapports humains, se tissent les espaces où se réinventer, se dessinent des chemins par où s’affranchir, déplacer les lignes, passer de l’autre côté. Mais cet espoir est ténu et sa difficulté est grande : s’il s’agit de passer de l’autre côté, comment le faire sans y laisser sa vertu ? C’est la question d’Hakan, forte et juste.

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