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Apichatpong Weerasethakul dit Joe, Uncle Boonmee

Publié le 14/09/2010 par Dimitra Bouras, Arnaud Crespeigne et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

En mai 2002, Blissfully yours, le second film d'un jeune réalisateur thaïlandais, Apichatpong Weerasethakul provoque un choc au Festival de Cannes. On ne s'en est toujours pas remis. On se souvient de cette séquence envoûtante, magique, qui offrait le monde avec une unité de la durée et du temps : Une jeune femme s'assoupit après avoir fait jouir son amant, un long plan de nuages survient - en deux parties - soleil et ombres, à la verticale et à l'horizontale (pas de pluie comme dans Une Partie de compagne de Jean Renoir). Pour « Joe » comme l'appelle ses amis, la nature est du temps qui se réalise.

Palme d'Or avec Uncle Boonmee, en mai de cette année, « Joe » est un grand amateur de La cité des douleurs et du Maître des marionnettes de Hou Hsiao-Hsien, de ce cinéma asiatique pour qui le temps reste un volume avec une profondeur du temps, et donc du sens. Le temps des instantanés dans le surplace du bref-bref reste étranger à ce jeune cinéma de l'Extrême-Orient.
Cinergie a posé quelques questions à « Joe » sur son cinéma qui situe l'homme dans ses trois dimensions : passé, présent et futur, hic et nunc.

Cinergie : Croyez-vous à la réincarnation ?
Apichatpong Weerasethakul : Pour moi, la mort n'est pas la fin de l'existence, c'est la transformation de l'être. Je ne suis pas certain de pouvoir affirmer que je crois dans la réincarnation car scientifiquement, il n'a pas été prouvé que la réincarnation existe. Peut-être plus tard, quand la connaissance humaine sera plus approfondie, on pourra le prouver. Mais actuellement, je peux juste croire que nous sommes transformés en quelque chose d'autre, peut être quelque chose d'invisible ou même d'une autre matière. Quand nous mourrons, notre corps devient poussière, terre, eau, vapeur. Nous ne disparaissons pas vraiment. Cette matière se transforme en arbre ou en fleur. C'est le cycle de la vie. J'essaie d'introduire cette façon de voir dans mes films.
Il n'est pas nécessaire de croire en la réincarnation ou la transformation pour l'être. Le Bouddhisme n'est pas une religion, mais une idée, un concept, une philosophie de vie. Ce qui m'attire dans cette philosophie, c'est que la vérité n'est pas nécessairement ce que tout le monde croit, ni même ce que l'on voit. Je suis fasciné par cette idée que l’on retrouve dans de nombreux textes bouddhistes.

C. : Est-ce que Uncle Boonmee est un film sur le Bouddhisme ou un film bouddhiste ? 
A. W : Non, je ne crois pas. C'est un film teinté de l'environnement dans lequel j'ai grandi; c'est un mélange de bouddhisme, d'hindouisme, d'animisme. Mais comme le bouddhisme, c'est un film ouvert, qui laisse le choix d'interprétation à chacun. 

C. : Ce film est très doux, très tranquille. Est-ce par réaction contre l'environnement anxiogène dans lequel nous vivons ? 
A. W : Vous trouvez ce film très doux, mais d'autres le trouvent très ennuyeux. C'est une question de temps, « d'horloge intérieure ». Si on est en attente d'action, on est très déçu, et on ne le trouve pas du tout doux! Si, par contre, on regarde le film en ayant l'esprit ouvert et qu'on se laisse pénétrer par le flot d'images, on peut ressentir le rythme de la vie et sentir de la douceur. Ce film a été fait en mémoire à ce cinéma qui disparaît. On peut dire que j'essaie de réincarner le cinéma qui possédait un rythme plus lent dans Uncle Boonmee !

C. : Recevoir une reconnaissance internationale comme la Palme d'Or devrait vous rassurer sur les penchants des cinéphiles qui partagent le même cinéma que vous. 
A. W : Je ne fais pas de films pour moi-même, même si je ne veux pas correspondre au cinéma actuel. Mais, je crois qu’être honnête dans son travail, ça paie. Uncle Boonmee est comme une fable sur la vie et la mort, ce n'est pas du tout un film intellectuel ! C'est la vie et la mort vues par un enfant, c'est la curiosité de la vie. Ce film est un hommage à une certaine esthétique que je n'ai jamais utilisée pour mes films précédents. Il a une forme classique en mémoire des films qu'on ne voit plus. Je voulais montrer ça aux plus jeunes, qu'ils sachent qu'une autre forme de cinéma a existé et existe.

C. : Ce long métrage est la continuité d'un court métrage que vous aviez réalisé auparavant.
A. W : Ce film fait partie d'un projet plus complexe qu'on a appelé Pimitive Project. Il comprend des installations, un livre d'artistes, des photos, et un court métrage. C'est un projet artistique en accord avec la région d'où je suis originaire et où je vis, au Nord-Est de la Thaïlande, dans la province de Isan. Le court métrage était beaucoup plus politique, mais pendant que je le réalisais, mon idée de long métrage prenait corps. Le court métrage est une sorte d'introduction, une sorte de lettre que j'ai écrite à Boonmee pour lui dire que j'allais faire un film sur lui. Boonmee est un personnage réel, mort avant que je n'aie pu le connaître.
Boonmee est un homme qui est allé chez un moine d'un temple près de là où je vis et qui lui a raconté qu'il se souvenait de ses vies antérieures. Ce moine a écrit un livre que j'ai lu en 2003. Je m'en suis inspiré, mais j'ai beaucoup inventé.

C. : Croyez-vous que cette vie est la dernière vie de Boonmee ?
A. W : Oh non ! Mon film est une illusion de la vie, ce n'est pas une des vies de Uncle Boonmee ! C'est plus mon idée sur la vie antérieure, sur mon père, qui est mort de la même maladie que mon personnage, sur mes rêves. Uncle Boonmee est mon extension. Il est retourné à ses racines pour mourir, dans une caverne, comme les hommes préhistoriques qui vivaient dans les cavernes, mais cela ne veut pas dire qu'il ait vécu sa dernière vie.

C. : Croyez-vous que la vie est trop courte et qu'on a besoin de plusieurs vies que pour pouvoir la remplir pleinement ?
A. W : En effet, je lis que des chercheurs, des scientifiques tentent de découvrir les substances pour rendre la vie immortelle ou au moins jusqu'à 200 ou 250 ans. Mais peut-être avons-nous déjà vécu autant de temps et, qui sait, bien plus longtemps, sous différentes formes… Ce que certains appellent la réincarnation. Peut-être que la prochaine révolution scientifique sera la révolution de l'esprit qui nous permettra de nous souvenir de notre passé. Je trouve que cela est plus important d'avancer dans les connaissances du fonctionnement du cerveau et de la mémoire que de vouloir vivre 250 ans ! Arriver à mieux connaître les possibilités de l'esprit serait une réelle révolution scientifique qui permettrait à l'être humain de franchir un pas énorme sur la maîtrise de la vie. Il me semble plus important de connaître nos capacités individuelles plutôt que de savoir s'il y a de la vie sur une autre planète !

C. : Est-ce que la méditation peut aider à découvrir ses autres vies ? 
A.W : La méditation est un moyen. Il est vrai qu'après avoir médité, j'ai l'esprit clair et j'ai l'impression, la sensation que j'ai contribué à former d'autres formes de vie. Mais il me manque la preuve scientifique.

C. : Quels sont vos projets ?
A.W : Un biopic sur Donald Ritchie, spécialiste de la culture japonaise et de son cinéma (The Japanese film : Art and Industry, co-écrit par Joseph Anderson). C'est un film que des producteurs japonais m'ont demandé de réaliser.