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Icare de Carlo Vogele

Publié le 24/03/2023 par Malko Douglas Tolley et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Après plusieurs années passées chez Pixar, Carlo Vogele était de retour en Europe pour présenter son premier long métrage intitulé Icare. Également membre du jury de la compétition des films pour jeune public de l'édition 2023 du festival Anima de Bruxelles, cet animateur et réalisateur luxembourgeois formé à Berlin et à Paris a répondu aux questions de Cinergie en direct de Flagey.

Icare de Carlo Vogele

Cinergie.be : Nous allons revenir sur vos débuts avant de parler plus spécifiquement d'Icare. Comment la passion du cinéma d'animation est-elle née chez vous ? 

Carlo Vogele : J'ai commencé par des études de théâtre et de cinéma à Berlin. J'ai adoré les études académiques et l'université, mais j'ai eu l'envie de créer, de fabriquer plutôt que d'apprendre sur les films des autres. J'ai dès lors cherché des écoles de cinéma en Belgique, en France et au Luxembourg. Je dessinais depuis que j'étais petit et le cinéma d'animation permet de lier cet amour du dessin et du cinéma. Je me suis dirigé vers une école d'animation et je ne connaissais pas encore la Cambre à l'époque. J'ai donc décidé d'envoyer ma candidature à Gobelins.

 

Cinergie.be : Suffisait-il de postuler pour entrer chez Gobelins (école d'animation visuelle à Paris) à l'époque ou vous avez dû passer des examens d'entrée ? 

Carlo Vogele : Non, ce n'était pas facile et j'ai échoué car le niveau demandé est très élevé. J'ai décidé de me préparer à l'examen d'entrée pendant un an avant de retenter ma chance. C'est comme ça qu'à 25 ans, je me suis retrouvé dans cette école d'animation assez pointue à Paris. C'était fascinant. Il y avait également des cours sur le cinéma à nouveau. On apprenait toutes les techniques (dessin, compositing, 3D). 

En 2005, c'était l'âge d'or des grands films de Pixar et Disney comme Nemo ou encore Ratatouille avec l'explosion de la 3D. On pouvait faire des rendus, des mouvements de caméra avec du réalisme comme on ne l'avait jamais vu auparavant. C'était donc très excitant et, même si j'aime dessiner, je me suis rendu compte très vite que l'ordinateur peut faciliter la création et apporter des choses incroyables. Donc la 3D m'a beaucoup intéressé mais la stop motion également. Durant mes études à Gobelins, je me suis rendu en Angleterre pour suivre une formation au studio Aardman à Bristol. J’ai appris la stop motion avec les petites marionnettes et des objets qu'on peut bouger.

 

Cinergie.be : Combien de temps s'est écoulé entre ces premiers courts métrages en stop motion et votre premier film Icare, long métrage d'animation en 3D ? 

Carlo Vogele : Mes courts métrages en stop motion ont été réalisés durant mes temps libres pendant que je travaillais en tant que salarié sur des blockbusters de Pixar en 3D aux États-Unis. C’étaient des projets autofinancés et je devais parfois prendre des congés pour les réaliser. C'était il y a une dizaine d'années. Je construisais mes décors dans ma cuisine ou dans ma chambre. J'avais une caméra. Je ne possédais pas de marionnettes ou de personnages sophistiqués car je ne savais pas vraiment les construire et je n'avais pas les partenaires ni le financement pour le faire. Donc, j’ai par exemple utilisé des saucisses pour le film Wurst. Je me suis bien amusé et ça m'a permis d'avoir une vie en festivals d'animation indépendants en dehors de mes activités pour Pixar. Je suis venu à Annecy et à Anima pour présenter mes films. C'est d'ailleurs ce qui m'a donné l’envie de retourner en Europe, après un séjour de près de huit ans aux États-Unis chez Pixar.

 

 

Cinergie.be : Quelle est la différence entre le cinéma de Pixar et le cinéma d'animation européen ? Qu'est-ce que votre expérience chez Pixar vous a apporté ? Comment décide-t-on de quitter Pixar pour se lancer à l'aventure afin de réaliser son projet personnel ? 

Carlo Vogele : Les films Pixar sont souvent des films assez commerciaux qui visent un public très large mais avec un rendu esthétique très exigeant et très beau. En Europe, le cinéma d'animation reste plus libre et indépendant. 
Je suis arrivé chez Pixar juste après mes études et j'ai fait mes premières armes là-bas. J'y suis resté près de huit ans et j'ai pu être animateur de personnages sur presque chaque film. En général, on se spécialise sur une étape. Certaines personnes sont douées dans tout mais, personnellement, c'est vraiment l'animation de personnages qui m'intéressait. J'en ai fait beaucoup et je pense m'être énormément amélioré grâce aux superviseurs, à la formation Pixar et aussi à ce que je voyais dans cet environnement. J'ai été exposé aux meilleurs animateurs qui travaillent là-bas. 
J'ai appris également énormément en matière de storytelling et de création d'un film. Pour donner un ordre d'idée, chez Pixar, il faut entre quatre et six ans pour réaliser un film et ça coûte 200 millions de dollars. C'est incroyable. En Europe, on est plus aux alentours des dix ans pour un long-métrage avec un budget de trois à six millions d'euros.
Ce n'est rien à voir en termes d'échelle et pourtant le travail créatif est assez similaire. Sauf qu'avec beaucoup plus d'argent, on a le loisir d'écrire et de réécrire le scénario autant de fois qu'il faut pour que tout le monde soit content. On peut également faire beaucoup de blocking dans l'animation, c’est-à-dire des pauses clés afin de montrer le travail au réalisateur et le refaire s'il a de nouvelles idées ou qu'il veut voir autre chose. Et c'est un luxe incroyable de pouvoir prendre des semaines pour finaliser et faire valider une animation qui dure quelques secondes. Et c'est comme ça qu'on obtient des résultats avec une excellence technique et une perfection incroyable. 

Chez Disney, Dreamworks, Pixar, il y a vraiment un luxe du temps mais également une pression financière et commerciale que l'on sent très tôt dans le projet. Ces studios font des séances pour le public très tôt dans le processus déjà au niveau du story-board filmé avec des questionnaires très précis pour répondre aux attentes du public. Ces retours impactent ensuite toute la chaîne artistique, du scénario à l'animation. Et ça, j'étais aux premières loges pour le constater. Vu les montants engagés, il faut que ça marche et que ça plaise au public le plus large possible.

 

Cinergie.be : Et la philosophie n'est pas la même en Europe ? 

Carlo Vogele : En Europe, on fonctionne complètement différemment vu que la plupart des films sont produits sous financement public pour l'art ou la culture. On fait des coproductions pour avoir des budgets suffisants afin de produire les films. C'est souvent assez juste, on est très limités et on fait comme on peut. Mais, au final, on obtient des films artistiquement hyper intéressants qui ont leurs propres choix artistiques qui ne dépendent que de l'équipe. Ils ne dépendent pas de ce que veut le public ou de ce qu'exige un producteur au niveau commercial ou financier. En tout cas dans le cinéma indépendant. Il y a aussi le cinéma commercial en Europe qui du coup m'intéresse moins.

 

Cinergie.be : Comment le projet Icare s'est-il mis en place ? 

Carlo Vogele : Après plusieurs courts métrages, j'ai eu envie d'essayer le long car c'est ce que j'ai appris chez Pixar. La mythologie grecque m'a paru être un terrain fertile pour une histoire un peu plus longue. Je me suis bien rendu compte que j'aurais du mal à le pitcher chez Pixar. C'est aussi une des raisons qui ont fait que je suis parti des États-Unis pour revenir ici. 

J'avais développé cette idée de long métrage Icare et j'ai fait du porte à porte chez les producteurs afin de trouver le financement pour ce film. Je suis donc retourné au Luxembourg et j'ai réalisé le projet avec le Studio Iris de Nicolas Steil avec qui ça a directement matché d'un point de vue humain, artistique et au niveau de la thématique également. Le montage s'est fait sur trois ans entre le Luxembourg, la Belgique et la France. Ensuite, il y a eu deux ans de production sur quatre studios pour un long métrage d'1h12. On a du faire quelques concessions. Au départ, le scénario était plus long et on a coupé dix minutes. On peut compter donc cinq à six ans en comptant toute la production et le mix, ce qui est relativement rapide par rapport aux standards européens.

 

Cinergie.be : Plusieurs personnages interviennent dans l'histoire comme le célèbre Minotaure, Dédale, Icare, Ariane ou encore Thésée. Icare est le personnage central mais il m'a semblé que d'autres personnages étaient dominants par moment et que la vraie star, c'est peut-être le Minotaure également. Comment le scénario a-t-il évolué en cours de création ?  

Carlo Vogele : Dans la mythologie grecque, il y a vraiment des idées qui m'excitaient. J'avais envie de faire un film sur le labyrinthe de Dédale, le fil d'Ariane, le palais de Minos, l'envol d'Icare. C'est la Crète et Cnossos. C'est également Thésée qui vient d'Athènes pour combattre le Minotaure dans le labyrinthe. Tout ça fait partie du même lieu et des mêmes histoires qui se croisent. Tout le monde connaît ces histoires sans se rendre compte qu'elles se déroulent dans une temporalité assez proche puisque c'est le temps de vie du Minotaure, de la naissance jusqu'à sa mort, qui unit tous ces personnages. Et c'est ce personnage-là qui les réunit. C'est vrai qu'au départ du concept, on était dans l'idée de raconter l'histoire du Minotaure et c'était compliqué. Le personnage n'était pas assez riche finalement pour en faire un personnage principal. Dédale a été le personnage principal à un moment. Puis, après de nombreuses discussions, on a choisi Icare car c'est un personnage iconique et que c'est un jeune garçon. 

Au départ, mon envie était de réaliser un film pour adultes mais en cours de projet j'ai envisagé que le film soit plus familial. La mythologie est quelque chose qu'on découvre en général vers huit, neuf ou dix ans, et ça fascine les gamins. Moi, ça m'a fasciné et je me suis demandé pourquoi réserver le film aux adultes alors que le matériau est parfait pour les jeunes. Avec Icare, il s'agit de l'histoire d'un jeune garçon qui grandit dans un récit d'initiation. Le personnage assez enfantin au début du film grandit et découvre le monde assez sombre des adultes. On a donc décidé de raconter toutes ces histoires du Minotaure, d'Ariane, de Minos du point de vue enfantin d'Icare avec la progression que ça comporte. C'est construit comme une tragédie. On connaît la fin de l'histoire mais on amène Icare dans sa jeunesse afin de l'amener vers cette fin spectaculaire. 

 

Cinergie.be : Le public était très varié à Anima dans la salle. J'ai eu la chance de venir le voir avec plusieurs générations de ma famille et ça m'a permis de constater que la lecture et la compréhension de ce qui se passe à l'écran n'est pas du tout la même en fonction de l'âge ou de nos sensibilités, voire notre connaissance de la mythologie. Et pourtant, tout le monde a adoré le film et en a retiré quelque chose de singulier. Quel retour avez-vous reçu du public depuis le lancement du film l'an dernier ? 

Carlo Vogele : J'ai présenté le film dans de nombreux festivals jeunesse où le film est souvent projeté à 14h. Le film est prévu à partir de huit ans, mais on voit que beaucoup de familles amènent des enfants un peu plus jeunes en salle. A chaque fois, même si le film dure 1h12, on a remarqué que les enfants sont captivés et qu'ils sont silencieux. Les parents expliquent un peu certains passages mais j'ai pu constater que les enfants étaient vraiment captivés. Mais, à chaque fois, c'est la même chose qui revient lors des Q&A, c'est la question de la nudité des personnages. 

Pourquoi les personnages sont-ils nus ? Pourquoi Thésée est nu quand il va au lit ? Pourquoi Ariane est nue en sortant du bain ? Au départ, je cherchais des excuses en expliquant des anecdotes sur l'Antiquité puis, à un moment, j'ai décidé d'arrêter la pruderie et de dire que c'est beau un corps nu et qu'il n'y a pas de quoi rougir, surtout en animation. 

Les enfants ressentent parfois une gêne ou un embarras alors que, pour les adultes, il y a une sensualité assez plaisante qu’on n’a pas l'habitude de voir dans un film tout public d'animation. Et pourtant la mythologie, c'est ça. La mythologie, c'est la violence et la sensualité qui sont omniprésentes. On a essayé qu'elle ne soit pas trop frontale, mais il fallait qu'elle soit présente. Il faut la séduction, l'amour, le désir. Cela se passe dans le regard, les couleurs et la musique. 

Dans la mythologie, quand tu lis les textes d'Ovide et des Grecs, tu vois que c'est très basique avec des archétypes comme l'amour, le désir, la vengeance et la trahison. Et il y a toujours la guerre également. Le héros est fort car il tue et il gagne. Dans le monde moderne, ça ne m'intéressait pas de faire l'apologie de la guerre. Mon envie était de prendre le personnage de Thésée, qui est le héros par excellence, et d'en faire un personnage ambivalent qui est courageux, vaillant, beau et séducteur. Mais il est aussi guerrier, assassin, tueur et traître. Il abandonne Ariane qui pensait avoir trouvé son prince charmant et ça, on ne l’a pas inventé dans le film, c'est dans la mythologie. Par contre, on a rajouté sa relation à Icare. On voit la fascination de ce petit garçon pour ce héros qui finalement va le trahir également. On voit donc la transformation d'Icare de prince charmant à prince assassin. Et c'est quelque chose qui a également marqué les enfants. Et là, on peut leur expliquer comment la guerre transforme les gens. Je pense que c'est une réalité malheureusement.

 

Cinergie.be : Au niveau des dessins et des plans, il y a des effets très originaux avec beaucoup de mouvements. 

Carlo Vogele : J'ai appris la mise en scène et le storyboard chez Pixar même si j'étais spécialisé dans l'animation des personnages. Mais ce qui m'a sauvé a été la rencontre avec Édouard Cour, un dessinateur de BD. Il a son style plutôt anguleux et il a apporté ça aux personnages et aux décors. Il a été le directeur artistique. On a formé un binôme qui s'est parlé tous les jours durant deux ans pendant le confinement, à distance par moments. Il a mis son égo tellement au service du film que toutes les critiques ont été bienvenues. Et tout a été fait pour rendre le film plus beau et plus juste par rapport à ce qu'on voulait raconter.

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