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Cinévolution, rencontre avec Jean-Pierre et Laurent Verscheure

Publié le 22/02/2018 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Ancien professeur sur l'évolution des technologies à l'INSAS, Jean-Pierre Verscheure a accumulé, durant toutes ses années d'enseignement, des objets de restauration d'image et de son. Avec son fils Laurent, il s'est lancé dans la folle aventure Cinévolution ! Ce centre de restauration de son regorge d'équipements en tout genre alliant à la fois modernité et ancienneté. Ce duo père-fils se complète à merveille pour vous faire découvrir un monde encore méconnu de l'industrie du cinéma...

Jean-Pierre Verscheure : À l'INSAS, j'avais créé une sorte de mini musée du cinéma qui retraçait l'évolution du cinéma et du son. Ce matériel était utilisé comme support pédagogique, pour l'enseignement des cours sur l'évolution des technologies. J'ai dû prendre la décision de me séparer de cette collection qui devenait trop importante (1450 appareils). J'ai conservé, avec mon fils, les appareils permettant de constituer un studio sonore. Et vous vous trouvez ici en ce lieu qui rassemble des équipements permettant de restaurer 70 systèmes sonores différents. Nous avons constitué une collection très riche qui permet de lire aussi bien les sons des premiers films synchronisés avec le système Edison qu'avec les derniers systèmes numériques.

C. : On parle souvent de restauration d'images mais on oublie que le son fait aussi partie du film et qu'il demande une restauration particulière...
Laurent Verscheure : Le son a toujours été l'enfant pauvre du cinéma. Les bandes son se détériorent aussi et les systèmes de lecture du son ont beaucoup évolué. Les labos n'ont pas conservé ces systèmes, dans la plupart des cas, ils n'ont plus les équipements qui leur permettent de lire les sons dans leur forme originelle. Et nous on estime que pour faire une bonne restauration, il faut partir d'une forme originelle.

C. : Que signifie restaurer le son ?
J-P. V. : La restauration du son consiste à d'abord écouter les sons dans leurs formes originelles, retrouver le son qui a été entendu par le réalisateur au moment de la conception et de la réalisation du film. Comme nous pouvons répondre à cette question avec énormément de précision, cela nous sert de référence pour la restauration. Il existe aujourd'hui un peu moins de 100 systèmes différents qui sont totalement méconnus. Nous sommes les seuls à pouvoir restaurer les sons et à les entendre de la même façon que les réalisateurs les entendaient ! C'est un peu notre fierté ! Mais parfois, les ayants droit veulent une amélioration et je pense au film documentaire sur les adieux de Jacques Brel à l'Olympia. Là, notre ingénieur du son à la demande des ayants droit va spatialiser le son qui était monophonique afin de simuler le son que l'on avait à l'Olympia. Parfois, on peut s'écarter du son d'origine pour respecter avec fidélité la voix de Jacques Brel et l'espace de l'Olympia. Mais lorsqu'il s'agit d'un film de fiction des années 30, il faut garder ce son qui est une trace archéologique des moyens technologiques du moment. Et donc, nous faisons très attention à cela tout en respectant tous les desiderata des ayants droit.

C. : Restaurer le son, c'est le retrouver tel qu'il était mais aussi le nettoyer…
L. V. : Oui mais dans un premier temps, il faut une écoute. Ici, nous avons une double écoute : le son d'origine et un monitoring moderne. La première étape est de faire sonner le son d'époque sur un monitoring moderne. Ensuite, la dégradation de la pellicule amène des scratch, des tocs, etc. Le nettoyage est la deuxième étape. Et la dernière étape est ce que l'on appelle le mastering, c'est le transformer en différents formats pour que le film puisse sortir sur DVD, à la télé, etc.

C. : Dans ce studio, il y a également des projecteurs, pourquoi ?
J-P. V. : Si nous sommes équipés de projecteurs, c'est pour pouvoir découvrir l’œuvre dans sa forme originelle. Nous avons récemment restaurer un film en 70 mm, il était donc intéressant de voir et d'entendre le film comme il était à l'époque. Et c'est pareil pour un 35 mm. Nous avons du restaurer un film de Chantal Akerman, Les Rendez-vous d'Anna, pour lequel nous avions des doutes sur la qualité du son. Nous avons alors projeté une copie d'origine et nous avons retrouvé les vrais sons que Chantal Akerman a produit. Ce genre de projecteur est un outil de référence. Par la suite, nous restaurons ce son lu par la machine qui va filtrer, qui va enlever le souffle, etc.
L. V.  : La première partie consiste à réécouter le son originel et dans la seconde, à gommer les défauts dû à l'usure du temps. Quand on écoute une copie des années 30, elle est abîmée, il faut donc faire la part des choses entre l'usure et le son intrinsèque et ça, c'est grâce à l'étude de Jean-Pierre qu'on peut définir cela avec précision.
J-P. V. : Oui, j'ai dans mon actif 50 années d'études et de recherches. Nous avons donc une documentation technique qui permet d'étudier l'évolution des standards. Par exemple, en 1930, il n'y avait pas de standards donc chaque compagnie qui enregistrait les sons l'enregistrait sous ses propres caractéristiques. Nous avons récemment restauré, pour la Cinémathèque suisse, un film de 1930 qui a été trop bien restauré. En 1930, quand la copie était neuve, et lorsqu'on l'entend avec les caractéristiques de l'époque, avec un amplificateur de l'époque, un haut parleur de l'époque, il n'y a pas de souffle et le son est clair et intelligible, le son est parfait mais si nous entendons ce son de 1930 avec un équipement d'aujourd'hui, il semblera médiocre et sourd alors qu'il était clair. Le fruit de cette étude permet aujourd'hui de garantir aux cinémathèques un respect très fidèle.
Nous avons dans notre auditorium, une collection de haut-parleurs et lorsque nous restaurons un son nous pouvons entendre ce qu'il deviendra en DCP dans une salle de cinéma et aussi simuler une écoute DVD ou télévision et donc fournir à nos clients tous les types d'écoutes et de formats.

C. : On parle des défauts qu'il faut nettoyer, et parfois on parle de défauts alors que ce n'est pas le cas…
L. V. : Oui c'est l'usure du temps. Il faut savoir qu'une copie neuve n'a pas de défauts. Les défauts peuvent être dû à beaucoup d'éléments comme de la poussière, de la moisissure, des griffes : on a eu des films où la bande transparente avait la même densité que le son.
On est obligé de travailler avec l'image pour restaurer le son puisqu'il existe tout un tas de défauts qui semblent inhérent au son et qui peuvent être un toc lié à une colure ou une porte qui claque dans le film. On est toujours obligé de faire référence à l'image et aussi pour la question de synchronisation. Il peut arriver que les éléments image et les éléments son viennent d'endroits différents ou qu'il y ait des éléments manquants. Il faut donc toujours contrôler l'image et le son.

C. : Le travail est-il différent en ce qui concerne la musique ?
L. V.  : Pas vraiment. Nous ne travaillons pas avec des bandes de mixage. Nous travaillons avec un produit fini. A priori, les altérations du temps sur la pellicule sont placées sur les mêmes endroits. On traite la musique de la même manière que le reste.

C. : La grandeur de la pellicule a-t-elle évoluée dans le temps ?
J-P. V. : Oui mais c'est une évolution en dents de scie. Le format qui a toujours été utilisé (35 mm), d'Edison, des Frères Lumière jusqu'à aujourd'hui. Dès le début de l'industrie du cinéma, les formats larges ont vu le jour et puis ils ont disparu puis sont revenus, etc. C'est aussi lié aux intérêts économiques du cinéma. Introduire un format est une chose, mais sa rentabilité en est une autre. Si un procédé n'est pas rentable, il est abandonné. Mais les cinémathèques voient ça d'un autre œil. Les équipements disparaissent mais il faut continuer à les restaurer d'où l’intérêt de les collectionner.

C. : Pour pouvoir enregistrer le son avec les appareils, il a fallu les créer, les fabriquer…

J-P. V. : Il existe depuis les origines du son au cinéma près de 100 procédés différents. Les équipements nécessaires pour lire ces 100 systèmes sont perdus et n'existent plus depuis longtemps et quand on en retrouve, ils sont en très mauvais état. Il a donc fallu récupérer un maximum d'équipements de qualité mais aussi en fabriquer dont deux scanners spéciaux permettant de lire un ensemble de sons complètement obsolètes et impossible à lire sur des lecteurs conventionnels. Nos scanners sont universels qui permettent de lire des pistes optiques allant de 1 à 24 mm de large. Pour ces équipements, il nous a fallu pas mal de temps pour les fabriquer. Dans les années 70, j'ai fabriqué des lecteurs. C'était ma première profession. Suite à une formation, j'ai été formé par les laboratoires Dolby. J'enseignais ces matières et il fallait que cet enseignement soit au goût du jour. Cette longue étude a permis de fabriquer ces équipements permettant de lire tous ces procédés. Par exemple, en ce qui concerne le Dolby, il existe 23 systèmes différents. Quand un ayant droit où une cinémathèque nous demande de restaurer un son Dolby de 1982, nous pouvons les restaurer avec les caractéristiques et les normes de cette époque. Mais ce genre de lecteur n'existe plus. Il a donc fallu fabriquer un lecteur universel permettant de lire tous ces systèmes.

C. : Qui sont vos clients ? Qui vous demande de restaurer ces sons ?
L. V. : On travaille principalement pour des cinémathèques. Mais aussi pour des ayants droit privés et des concurrents qui se trouvent face à un procédé totalement spécial. Parfois, on restaure des films des années 2000. On a donc déjà des films en digital, d'aujourd'hui, où les masters sont perdus.
J-P. V. : Pour faire face à ce genre de demande, avant d'ouvrir le centre de restauration, nous avions collectionner tous ces systèmes. D'abord, à des fins de recherches et d'études car vous vous trouvez ici au cœur de l’asbl Cinévolution. Nous avions tous les équipements, tous les films tests, et les logiciels de contrôle qui permettent de garantir aux cinémathèques un respect rigoureux de l'enregistrement. Nous couvrons toute l'histoire, depuis le Chanteur de jazz en 1927 jusqu'à aujourd'hui. Parfois, il y a de grands déséquilibres… Faut-il alors tout rectifier ? On essaie de toujours se poser les bonnes questions pour démarrer une bonne restauration. Nous essayons de ne pas aller trop loin pour garder une vision confortable du public d'aujourd'hui. À l'époque, il n'y avait pas de micro cravate, le micro était face caméra. Par exemple avec Pagnol, il se retourne et sa voix est inaudible. On pourrait retirer ce que l'on entend de sa voix et monter le son très fort mais ce serait tricher.

C. : Que veut dire un film test ?
J-P. V. : Quand on est dans la restauration, on n'a pas droit à l'erreur. Un film test est un film qui permet de régler les lecteurs de son. Mais quand je vous dis qu'il existe plus de 100 systèmes sonores différents, cela signifie aussi qu'il faut 100 films tests couvrant toute l'histoire du cinéma. Nous ne les avons pas tous, mais quasi tous et grâce à nos recherches s'il nous manque un film test, un standard, on peut extrapoler un standard précédent puisqu'on les connaît. Nous sommes en mesure ici, de lire 70 systèmes différents pour lesquels nous avons les films originaux. C'est d'une immense rareté, ils sont extrêmement recherchés dans les centres de restauration du monde entier. Cela fait partie de notre richesse.

C. : Vous avez pris plus de 3 ans pour monter cet endroit. Il a fallu trouver les appareils, les nettoyer, les restaurer. D'où viennent-ils ? Comment les avez-vous trouvés ?
J-P. V. : L'origine de tous ces équipements est l'enseignement. Quand je me suis retrouvé en tant qu’enseignant en 1977, je me suis trouvé dans l'obligation d'avoir une documentation et j'ai alors commencé cette collection. Sinon, il est impossible de donner un cours cohérent sur l'évolution de l'image et du son au cinéma. C'est une collection qu'il faut différencier de la démarche conventionnelle d'un collectionneur qui remplit sa maison d'objets de sa passion. Cette collection à débuté dans un but pédagogique. Je voulais passer de la craie du tableau à l'objet. Lorsque je parlais d'un système Dolby, je souhaitais montrer concrètement l'équipement Dolby aux étudiants, j'aimais projeter une de leur bobine, et ensemble, nous analysions le fonctionnement du système et nous écoutions le résultat. J'étais en très bon terme avec les éditeurs qui me prêtaient sans problème les premiers films en Dolby. Et cette collection s'est agrandie petit à petit, elle a atteint 1450 objets d'image et de son permettant de retracer toute l'histoire de l'image et du son au cinéma, depuis les Frères Lumière jusqu'à l'arrivée du cinéma numérique. Pour finir, je possédais assez d'équipements pour pouvoir ouvrir ce centre de restauration. Chaque équipement a fait l'objet d'une restauration, chaque équipement a été remonté, démonté, adapté aux standards de l'époque et d'aujourd'hui.

C. : Comment se passe la répartition des tâches entre le père et le fils ?
L. V. : Nous travaillons en deux étapes. La partie technicien, c'est mon père qui s'en occupe. Toute son étude me permet de ne pas avoir mon nez sans cesse dans les bouquins. Grâce à ça je peux connaître les formats et les bonnes informations pour la restauration. Pour ma part, je m'occupe de la finalisation de la restauration et du suivi dans les salles.
J-P. V. : Laurent a aussi une formation de musicien et a donc une très grande sensibilité au niveau de l'esthétique. Cette approche est très importante. En plus, il a une oreille jeune. L'oreille d'un ingénieur de plus de 60 ans n'est pas adaptée pour la restauration et certainement pas pour les sons modernes. Pour les sons de 1930, oui. Il est donc indispensable pour une question physiologique et esthétique d'avoir une oreille jeune, et qui soit formée à la musique. Je pense que c'est un atout indispensable. D'ailleurs, c'est un atout que l'on apprécie à l'INSAS. Contrôler un mixage, c'est avoir une approche esthétique du langage sonore du cinéma. Lorsque les étudiants se présentaient à l'INSAS, on sélectionnait davantage les étudiants qui avaient une sensibilité à l'esthétique et à la musique que ceux qui étaient de pur techniciens. Dans la profession, ils ne seront plus des techniciens. Il seront des personnes sensibles à l'esthétique d'un langage. C'est pareil pour l'image. Il vaut mieux avoir un directeur de la photo qui est sensible à l'esthétique de l'image, qu'un directeur photo qui connaît le circuit électronique de sa caméra.

C. : Que voulez-vous dire par approche esthétique ?
L. V. : Le son est une sensation que l'on apporte au public. Celui-ci n'est pas conscient de la même manière qu'avec l'image et les effets spéciaux. Par contre, quand on va trop loin, le public est dérangé. Par exemple, récemment, on parlait des voix centrées, envoyées à gauche et à droite et cela peut être très perturbant. C'est ça qui constitue l'esthétique du son. La musique est elle aussi très importante. Les niveaux apportés à une ambiance dans une forêt peuvent complètement changer l'esprit d'un plan. On peut avoir par exemple des hiboux avec une musique un peu sourde et partir sur quelque chose de glauque et d'effrayant ou alors mettre une musique avec des petits oiseaux et une musique assez sympa sur ce même plan et on aura envie de se balader dans ce même bois.
J. P. : Dans l'Histoire du Caporal, par exemple, il y avait un groupe de soldats qui s'écartait. Il fallait alors que les bruits ambiants restent au même niveau, mais par contre, la bande son des soldats qui parlent et qui s'en vont devait s'atténuer proportionnellement à la réduction de l'image sur l'écran. Il y a alors un mixage qui doit se faire de manière très judicieuse.

C. : Avec le numérique, il est plus difficile de sauver les images, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer…
J. P. : Le cinéma numérique est un autre problème et ce n'est pas plus simple. Je pense que c'est beaucoup plus complexe pour d'autres raisons. Je crains que dans l'avenir, de nombreuses œuvres se perdent et donc la question se pose aujourd'hui : comment conserver ce patrimoine ? Certains pensent que tourner un film en numérique pour le conserver sur pellicule est plus judicieux car la pellicule peut se conserver de nombreuses années. KODAK par exemple, garantissait que la nouvelle pellicule couleur pouvait se conserver 4 siècles. Nous ne serons plus là pour le savoir. Mais une chose est sûre, un disque dur ne se conserve pas dans le temps. Le patrimoine numérique est en danger, c'est un peu comme écrire sur du sable. Il faut être prudent et recopier les fichiers numériques. Mais vous imaginez une cinémathèque qui posséderait 10 000 films numériques… S'il faut transformer 10 000 fichiers tous les cinq ans ? C'est un coût colossal ! C'est un sujet qui est étudié au sein de la Fédération Internationale des Archives du Film, au sein du Conseil Scientifique de la cinémathèque française et qui concerne toutes les cinémathèques.
À Bologne par exemple, il y a de nombreuses conférences qui sont organisées autour du sujet et pour l'instant, on assiste à des naissances un peu partout dans le monde où on discute de ce problème. Des solutions sont proposées mais rien de très concret.
L. V. : En France, ils ont pris le pas. Ils conservent les films sur de la pellicule mais c'est uniquement sur le marché français.
J. P.: À Bologne, ils ont un local assez important où il y a des centaines de disques durs qui tournent en permanence.
L. V. : Tout est subventionné par l'état italien. Chaque disque est en permanence contrôlé. La formation est toujours doublée et est prévue pour être triplée si un des deux disques a un problème. Tandis qu'une copie film, tant qu'il n'y a pas un incendie ou un grave problème tout va bien. Et comme dit Jean-Pierre, peut-être que dans 300 ans, il faudra un second tirage, peut-être que certaines images seront dégradées, peut-être que l'image sera passée mais ce sera toujours une information. Tandis qu'avec un disque dur, s'il y a un crash, l'information n'est plus présente.
J. P. : J'ai aussi des systèmes numériques et la plupart sont illisibles aujourd'hui. Dans le numérique, on a des codes propres à la société, si on ne connaît pas tous ces algorithmes, on ne sait plus rien faire. C'est le cas du digital center, le premier système américain avec son numérique. Si on regarde un loop, on aperçoit que dans la piste optique se trouvent des pavés numériques (des petits points blancs et noirs) mais il est impossible de lire ces films. Il faudra sûrement partir des masters qui sont probablement magnétiques. Le problème se pose et cela date de 1990 !

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