Claire Dixsaut, rédactrice en chef de La Gazette des Scénaristes, est venue à Bruxelles s’entretenir avec les scénaristes belges membres de l’ASA. Nous en avons profité pour réaliser avec elle un entretien écrit et filmé sur un métier qui ne cesse d’évoluer.
Claire Dixsaut, rédactrice en chef de la Gazette des scénaristes
Cinergie : Quelle est la situation du scénario dans la production cinématographique mondiale et plus spécifiquement dans la production française ?
Claire Dixsaut : On n’a jamais entendu autant parler du scénario et des scénaristes. Le grand public commence à connaître les noms d’un ou deux scénaristes. Ceux-ci s’organisent eux-mêmes pour écrire de meilleurs scénarios. À côté de cela, on s’aperçoit que la place du scénario, spécifiquement dans le cinéma français, est assez malade de son histoire. Après notre passé littéraire, la Nouvelle Vague est arrivée et a dit: on a plus besoin de scénaristes, on descend dans la rue et on tourne. On n’a pas besoin de trame pré-écrite, on n’a pas de sous pour écrire donc on y va. Cela a tellement révolutionné les institutions qu’aujourd’hui, il n’y a plus d’argent institutionnel pour financer l’écriture du scénario. Il n’y a pratiquement plus de scénaristes de profession. On s’attend logiquement à ce qu’un réalisateur écrive un scénario et lorsqu’il ne le fait pas, on se demande s’il est mauvais ou flemmard. 98 % – ce sont les derniers chiffres que nous avons obtenus du CNC – sont des films (aidés par ce même CNC) écrits par le réalisateur. 2 % seulement sont écrits ou co-écrits par des scénaristes dont c’est le métier à cent pour cent. Le scénario représente de 1 à 2 % d’un film de long métrage. Je rappelle que c’est entre 7 et 10 % aux Etats-Unis.
C. : Est-ce que tu ne crois pas que l’interlocuteur privilégié du scénariste est le réalisateur plutôt que le producteur ?
C.D. : Ce que tu dis tombe sous le sens. Dans un monde idéal, c’est ce qui devrait se passer. On n’écrit pas le film du producteur et encore moins celui du diffuseur. Or, en télévision, on sait où est l’argent, il est chez le diffuseur. Le producteur fait donc écrire pour le diffuseur encore plus que pour le public. Pour la ligne éditoriale de telle unité de programme voire même d’une case spécifique. Et l’on sait que c’est comme cela qu’on va réussir à financer un projet. On en arrive à des aberrations intéressantes où un réalisateur est commandité pour un programme, signe un projet, part travailler sur un autre projet, revient et se retrouve marié avec un autre scénariste. Mais la plupart du temps, on ne demande son avis ni au scénariste ni au réalisateur.
C. : La Gazette des scénaristes a consacré l’un de ses numéros aux lois de l’adaptation. Les meilleures adaptations cinématographiques ne sont-elles pas celles qui sont les plus infidèles par rapport au texte de départ ? Lolita de Nabokov et Lolita de Kubrick, c’est différent mais les deux versions sont deux chefs-d’œuvres.
C.D. : Je suis pour la trahison. Je suis toujours très séduite par ce que peuvent faire les russes ou les anglais quand ils prennent des libertés avec leurs classiques pour mieux les servir. Je suis en admiration devant un scénariste britannique qui s’appelle Andrew Davis. Il vient de faire un Othello que la télévision britannique a diffusé en octobre dernier. Cet Othello, inspecteur de police à Scotland Yard fait une enquête sur l’infidélité supposée de sa femme. C’est extraordinaire ! C’est enthousiasmant ! Cela permet de retrouver l’actualité du texte au moment où il a été conçu. Shakespeare, lorsqu’il écrivait, était un auteur d’une grande modernité, comme Don Quichotte qui était le feuilleton populaire du moment. Autant, je trouve très beau de faire du cinéma avec du texte, autant je suis contre le bocal de formol avec une étiquette dessus. Je pense vraiment qu’on arrive à faire son métier de cinéaste en s’appropriant et en proposant une lecture infidèle du texte. Kubrick est un exemple ahurissant de quelqu’un qui a adapté quasiment tous ses films de textes littéraires. Il n’y a pas un film qui soit fidèle et on s’en fiche complètement.
C. : Tu écris que dans Le Mystère de la chambre jaune, Bruno Podalydès a réussi à rester fidèle au livre tout en le trahissant.
C. D. : C’est vrai que j’ai eu un gros coup de cœur pour Le Mystère de la chambre jaune et Le Parfum de la dame en noir, mais c’est lié à ce qu’est l’adaptation. Qu’est-ce qu’on adapte ? Le texte ou le souvenir qu’on en a ? J’ai eu l’impression que Podalydès adaptait ma lecture, mon souvenir de La Chambre jaune en y insufflant – ce que j’aurais voulu trouver dans Le parfum de la dame en noir – c’est-à-dire plus d’humour qu’il n’y a dans le texte. Le bonheur qu’offre le film, c’est de proposer une lecture qui n’essaie pas de dépoussiérer pour faire moderne – ce qui n’a aucun intérêt. Sa modernité était d’apporter de la vivacité dans le rapport entre les personnages, dans les dialogues et dans l’intrigue criminelle qui était à la source du roman. Il ne faut pas oublier la notion de plaisir. C’est intéressant de se poser des questions de structure, de technique mais si on oublie qu’il faut se faire plaisir en écrivant et faire plaisir à son public, on risque fort de passer à côté de son film.
C. : Tu as consacré un numéro de La Gazette des scénaristes à la déconstruction, au cinéma le plus moderne qui soit celui de la déconstruction… C’est un feu d’artifice entre Mémento, Kill Bill 1et 2 , Magnolia…
C.D. : Le travail sur la structure me séduit beaucoup mais je suis assez réticente face à la forme pour la forme. J’ai beaucoup de mal à accepter une histoire qui tient à moitié la route, une histoire que l'on coupe en petits morceaux, qu'on lance en l’air pour qu'ils retombent dans le désordre et cela va être vachement moderne. J’ai un gros problème avec ça. A Cannes, un film sur deux que j’ai pu voir en projection, en sélection officielle ou dans la semaine de la critique était un film déconstruit, non linéaire chronologiquement ou ayant plusieurs intrigues entremêlées comme Babel d’Inarritu. Pour moi, la forme déconstruite ne fonctionne que de manière organique, lorsque la forme est dictée par le fond. Quand Inarritu fait Babel, il essaie de montrer des histoires qui sont parallèles dans le temps en partant quasiment d’un même point nodal et qui se répondent d’une certaine façon. Donc, il essaie une construction en écho qui est cohérente avec le sujet et qui est extraordinairement fluide. J’ai rarement vu des sujets filant d’une ligne narrative à une autre aussi invisible et transparente. Pour autant cela me gêne lorsque c’est systématique. C’est admirable quand Paul Thomas Anderson réussit dans Magnolia à faire la seule forme possible pour l’histoire qu’il avait à raconter. Cela marche bien quand c’est la seule solution possible.
C. : C’est tout de même une généralisation de précurseurs comme Welles, Godard ou Bunuel.
C.D. : Je ne pense pas que cela soit quelque chose qu’on a inventé avant-hier ! Cela existe depuis le début du cinéma. Le mystère du château de Dé de Man Ray et Bunuel est un de ces tout premiers films du cinéma contemporain. C’est un film profondément déconstruit. La déconstruction, c’est une forme que les écrivains pratiquent depuis que le monde est monde.
C. : L’Iliade démarre sur la colère d’Achille…
C.D. : J’allais le dire. Je ne voulais pas parler de textes non écrits au départ. L’Iliade et L’Odyssée ce n’est pas exactement narré dans l’ordre ! Et, pour le coup, c’est très intéressant, on ne sait pas toujours qui parle. C’est toujours passionnant ces jeux de narrateurs et de voix chorales, ces narrations à plusieurs voix. Quant à la Bible, là aussi on peut se poser des questions sur la linéarité, la continuité de la chronologie et de qui prend la parole. Je crois que forcément quand on est contraint par l’objet de son art à une certaine linéarité (un film va de la minute 1 à la minute 90) on essaie de faire joujou. Les grands auteurs et les grands scénaristes qui ont une véritable maîtrise de leur art se disent "on va jouer avec la forme". Pour revenir à Shakespeare, quand il fait La Tempête ou Songe d’une nuit d’été, on ne peut pas dire que cela soit dans l’ordre non plus.Ce n’est donc pas récent. C’est le désir naturel de tout artiste qui travaille dans un art qui arrive à maturité de secouer un peu le cocotier. En revanche, cela cristallise le travail sur la modernité de certains réalisateurs de Tarantino à Inarretu mais n’oublions pas qu’en France on a des gens comme Blier ou Claude Lelouch qui essaye des structures d’une grande complexité.
C. : Alain Resnais le pratique depuis ses débuts, notamment dans un film un peu oublié comme Je t’aime, je t’aime qui n’est pas même réédité en DVD…
C. D. : Incroyable, tout à fait. Mais toute cette très belle période de Resnais, Je t’aime, je t’aime, Muriel sont des films où il explore des choses qui n’ont jamais été faites. À propos de Muriel, il disait, l’important est de ne surtout pas rentrer dans la tête des personnages. Pour un auteur, c’est une déclaration assez sidérante. D’habitude, on dit il faut être dans la tête des personnages pour les comprendre. Tout le boulot consiste à nous extérioriser et à nous faire voir le délitement dans les rapports entre les personnages. Resnais est un des très grands hommes de ce courant-là. Il faut ajouter qu'il ne se passe pas que des choses chez nous et dans le monde anglo-saxon, il y a un travail qui se fait en Corée du sud et dans le nouveau cinéma russe qui est exceptionnel.
C.: Tu fais allusion à Peppermint Candy (Lee Cheng-Dong) ?
C. D : Oui. J’en profite pour tirer la sonnette d’alarme sur les quotas d’écrans qui viennent d’être réduits en Corée du sud. Avant cette mesure, on pouvait assister à l’éclosion d’un cinéma national d’une qualité qui continue à me sidérer à tout niveaux : l’écriture, le cadre, la photo, l’interprétation et les sujets. Si je prends un film plus grand public comme Memories of murder (Bang Jon-Ho), adapté d’une pièce de théâtre, on a l’apparence d’une construction linéaire, d’un film policier classique sauf qu’il ne résout pas d’énigme et on a une chute qui oblige à revoir tout le film depuis le début pour essayer de comprendre ce qui s’est passé. C’est vieux comme la littérature chinoise. Cela fait 3.000 ans que la littérature asiatique nous fait ce coup-là... Simplement, cela avait été très peu testé dans un cinéma de genre. Avec Memories of Murder, on est clairement face à un cinéma d’auteur qui s’attache à un cinéma de genre en essayant de le porter à un autre niveau. Après Tarantino, Inarretu et consort, c’est la démonstration qu’on peut faire de la structure complexe et s’amuser avec le spectateur qui est un des corollaires de la structure déconstruite. Cela veut dire jouer avec le spectateur, avec sa compréhension de l’intrigue : est-ce qu’il est en avance ou en retard sur ce que savent les personnages. Le cinéma coréen est une autre direction possible de déconstruction qui reste extrêmement accessible à l’ensemble du public.
C. : Les jeux vidéo sont-ils des tremplins pour le cinéma ? On a de bons exemples comme Gerry de Gus Van Sant mais pleins d’exemples non réussis. Qu’en penses-tu ?
C.D. : Le cinéma cherche des sujets partout. Bizarrement, on n’est pas loin de la problématique de l’adaptation. Les producteurs cherchent des sujets avec une assurance, comme on joue gagnant au casino. Ils voudraient qu’un film fasse tant de centaines de millions d’entrées. On table donc sur le fait que tel jeu s’est vendu à tant de millions d’exemplaires ce qui signifie que le film fera tant d’entrées. Exactement comme lorsqu’on achète les droits d’un best-seller. J’ai tendance à penser qu’on ne fait pas entrer les bâtons ronds dans les trous carrés. Un jeu vidéo, c’est une expérience multiple – on peut entrer par quinze portes et vivre quinze vies différentes – c’est un univers qui, par beaucoup d’aspects, n’est pas fait pour être cinématographique. C’est un univers qui est fait pour provoquer de l’émotion sans sens, sans expérience préalable. Le cinéma peut procurer des émotions immédiates parce qu’il fait écho à quelque chose qu’on a vécu, qu’il entre en résonance avec qui on est.
Les sujets, les jeux vidéo vont les chercher dans le cinéma. Je me demande donc si on n’est pas en train d’installer un circuit qui s’auto-appauvrit et j’aurais tendance à dire qu’il y a un autre impact du jeu vidéo sur le cinéma, un impact que l’on sous estime : l’habitude de la complexité que crée le jeu vidéo chez le spectateur. Un spectateur qui joue à des jeux vidéo a l’habitude de vivre plusieurs vies, l’habitude des parcours complexes, d’une multitude d’obstacles avec lesquels il doit composer en gérant ses points de vie, de courage, ses adversaires. Du coup, il attend d’un divertissement comme le cinéma, la même intensité et la même complexité. Proposer aujourd’hui à un jeune public ce genre de films, ce n’est pas piocher dans le réservoir des jeux vidéo, des mangas ou autres œuvres cataloguées « jeune », c’est d’abord se demander : quelle est l’expérience, le vécu d’un adolescent devant un film de cinéma. La plupart du temps, ce n’est pas assez fort. D’où le report vers des films qui ne sont plus que des catalogues d’explosions et d’effets spéciaux.
C. : Que penses-tu de ces films événements où le son devient plus prégnant que l’image, où la sensation prime sur le scénario ?
C. D. : J’aime beaucoup le cirque, et je vais au cirque depuis que je suis toute petite. Quand je paie ma place pour voir du cirque, c’est ce que je tiens à voir. Quand je paie ma place au cinéma, je veux voir du cinéma. Quand je vais au cirque, je veux des émotions tout de suite, j’y vais avec mon âme d’enfant et je veux de l’émerveillement. Quand je vais au cinéma, je veux du cinéma. Bien sûr j’ai beaucoup de mal avec un cinéma qui ressemble à une série de numéros de cirque dans lesquels le trapéziste va sauter dans du pétrole en flammes, à la suite de quoi il va se faire bouffer par les loups. J’attends du cinéma qu’il me parle de l’être que je suis, de moi très égoïstement et du monde dans lequel je vis, de sa complexité ou de son absurdité. J’attends cela du cinéma et pas du cirque. Je trouve dommage le mélange des genres parce que ce cinéma à effets est une drogue dure. Plus on en a, plus on en veut et on attend plus que cela des films. Il y a une accoutumance à l’action pour l’action. Après ça, c’est difficile de montrer un film de Bunuel à des gamins qui ne connaissent que la série de l’Arme Fatale. Pour autant, je me régale des bons films d’action, des bons « blockbusters » dès qu’il y a un scénario. Je ne suis pas seulement cliente des américains mais aussi des asiatiques qui font du bon cinéma d’action. Il n’y a pas que John Woo. Je vais te parler de Nom de code Shiri (Kang Je-Kyu), c’est un film (là encore !) coréen. Il n’est pas sorti en salles, mais en DVD. Passionnés de cinéma asiatique ou de bons « blockbusters » précipitez-vous ! Le film ringardise dans les 45 premières minutes tous les Bruce Willis. C’est un des meilleurs films d’action policier que j’ai vu ces dix dernières années.
C. : Pour rester en Asie et à Hong-kong, en particulier que penses-tu de Johnnie To ?
C. D. : Je l’aurais bien épousé il y a vingt ans (rires)! C’est un phénomène. Il a produit plus de 200 films et en a réalisé quasiment 100. Il est dans une spirale de fabrication folle. De temps en temps, il fait un grand film. Je n’ai pas vu Election 2, j’avais vu Election 1 qui ouvrait des portes très intéressantes. Breaking News est particulièrement bien scénarisé, écrit avec un timing de répliques et d’actions qui laissent pantois. J’ai eu un peu plus de mal avec la suite du film. Et puis, Johnny To a fait The Mission qui, pour moi, reste un classique absolu. Le revoir après Jackie Brown (Tarantino) et s’apercevoir qu’il y a des plans, voire des scènes entières qui se répondent, qui ne sont pas piquées mais entièrement inspirées, montre qu’il n’y a pas que le kung fu dans le cinéma asiatique. En plus, c’est un film très drôle. A la différence des américains, les asiatiques se marrent dans les films d’actions !
C. : Et ce personnage,Tsui Hark, d’une créativité folle, dont on parle trop peu à mon avis et qui fait exploser tous les genres, tu n’as pas l’impression qu’il est obsédé par l’originalité?
C.D. : C’est ça. C’est un savant fou, Tsui Hark. Chaque fois que tu lui donnes une éprouvette, tu sais qu’il va faire sauter la maison. Il essaie, il expérimente. En temps que spectatrice je ne suis pas sûre de vouloir le suivre tout le temps, mais j’essaie d’aller voir chaque film qu’il sort parce que c’est son boulot de faire sauter les portes, les murs et les fenêtres et de nous montrer que là où on n’est jamais allé, il y a des directions possibles.
C. : Dernière question : Le pitch c’est quoi pour toi ?
C. D. : Le pitch, c’est un geste de base-ball qui est le premier geste d’engagement d’une manche. Il y a eu dérive sémantique. C’est devenu l’exercice qui consiste à aller présenter son idée à un producteur dans les studios américains. Plutôt que d’envoyer son synopsis par la poste, on prend rendez-vous pour aller raconter son histoire. Les exécutifs des studios n’ont pas l’intention de se passer du plaisir d’une bonne histoire bien racontée. Ils en ont environ cinq mille par an. Si vous vous souvenez de The Player de Robert Altman, il y a des scènes hilarantes de pitch. Tu poses la question parce que j’enseigne le pitch à des producteurs et à des réalisateurs de télévision et de cinéma en Finlande, en Grèce, en Italie et en Angleterre. Depuis trois ans, je l’enseigne aussi en France, à la SACD-France et au Conservatoire audiovisuel européen. C’est un exercice d’une difficulté noire. Pas facile de raconter un projet en trois minutes lorsqu’on vient de passer six mois ou un an à l'écrire. J’essaie d’enseigner une petite méthodologie pour essayer de se débarrasser du stress et mettre en forme la présentation pour raconter en trois minutes une intrigue qui en fait 90.