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De nos frères blessés

Publié le 02/04/2022 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

De la puissance de vivre

De Hélier Cisterne, on savait qu’il était le compagnon de longue date de la réalisatrice française Katell Quillévéré (pour une fois qu’on peut le dire dans ce sens, on ne va pas se priver !) dont il cosigne les scénarios. On savait aussi qu’il avait réalisé quelques épisodes de la série française Le Bureau des légendes (pourquoi pas ? Après tout, il y a nettement plus indigne comme série). Mais on savait surtout que son premier film, Vandal, découvert à Namur en 2013, était un vrai petit bijou, un film électrique et puissant sur des adolescents en devenir, en quête d’identité et de liberté. Comme dans ses moyens-métrages précédents, comme dans son premier film, Cisterne suit à nouveau un jeune homme idéaliste et solaire qui va devoir se choisir. Alors, certes, ce second long-métrage ne procure ni la même joie fougueuse, ni le même plaisir cinématographique que ses films précédents, mais son sujet est grave et semble lui avoir imposé une sorte de retenue que traversent de très belles scènes, quelques moments de bravoures et une lumière radieuse que rien n’arrivera à étouffer.

De nos frères blessés

Hélier Cisterne adapte au cinéma le roman éponyme de Joseph Andras : l’histoire de Fernand Iveton, un militant communiste né en Algérie, engagé corps et âme du côté de la libération des Algériens, et qui fut condamné à mort par un tribunal militaire lors d’un procès fantoche. Pour l’exemple, sans doute. Dans le contexte français où cet épisode honteux de l’histoire n’est toujours pas réglé, le film procède avec humilité et gravité, sauve, en passant, quelques militants pro FLN, et rappelle le rôle joué par François Mitterrand alors garde des Sceaux sous la présidence de René Coty, qui signa toutes ces exécutions - 198 exactement  - entre 1954 et 1960 (pour le bilan officiel).

Si Cisterne réussit à éviter les pièges de la tragédie spectaculaire tout comme la lourdeur des films d’époque, c’est qu’il s’emploie surtout à filmer l’histoire d’amour entre Fernand et Hélène, de leur rencontre jusqu’à leur séparation. Ce qu’il ne cesse de mettre en opposition dans son film, avec beaucoup de finesse, ce sont ces corps jeunes, dansants, lumineux, sous le soleil éclatant que la violence de l’occupation abîme, bafoue, maltraite et assombrit continuellement. Les corps de ces jeunes gens nés en Algérie qui se considèrent Algériens et frères du peuple occupé. Les corps des Algériens eux-mêmes sont sans cesse bousculés, violentés, torturés et exécutés. Entre la brutalité de l’armée d’occupation et la douceur des gestes qui se tissent amoureusement entre Fernand et Hélène, il y a un monde irréconciliable. C’est dans les corps libres qui aspirent à la vie que la révolte prend son élan dans cette situation « où tout pue la mort ». Personnage électrique, vif, idéaliste, à la fois doux et têtu, Iveton est magnifiquement interprété par Vincent Lacoste que son physique de jeune homme au sourire radieux ou à la moue boudeuse sert pour une fois magistralement. À ses côtés, la très belle et très juste Vicky Krieps dans le rôle d’Hélène, incarne la liberté, le courage parfois tremblant, et surtout la loyauté quand elle refuse d’abandonner Fernand à son sort de « traître ».

De nos frères blessés, à partir de l’arrestation d’Iveton, nous plonge à rebours dans le temps du souvenir de cet amour qui illumine la vie de ces êtres et nourrit le film de quelques séquences renversantes, comme la scène de l’entrevue au parloir où la force des mots, du dialogue entre Fernand et Hélène déploie à l’écran l’intimité qu’on leur vole justement. Car, si c’est depuis les corps, leurs joies physiques d’être vivants et libres que la colère et la révolte montent, tout le reste s’inscrit précisément dans l’usage des mots quand il s’agit de trouver son chemin sans cesse entre dire et ne pas dire ; quand l’horreur n’est jamais frontale mais plutôt racontée ; quand l’amour comme la loyauté et finalement la mort sont affaires de mots, d’interprétations, de paroles données. Histoire d’amour, d’engagement et de loyauté, De nos frères blessés respire, à sa manière lui aussi, cette loyauté qui fait tout l’enjeu de son sujet. Pudique et digne, il s’efface, sans doute un peu derrière son propos dans une mise en scène qui ne se met pas en avant, qui ne fait pas d’esbroufe mais qui sert au mieux la beauté des personnages qu’il aime et auxquels il rend hommage.

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