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Diurno Doliente (Remember Your Name, Babylon) de Marie Brumagne et Bram Van Cauwenberghe

Publié le 09/09/2016 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

En attendant de vivre

 

Diurno Doliente (Remember Your Name, Babylon) est un premier long-métrage totalement autoproduit, porté par un duo de réalisateurs à la démarche radicale. Après avoir passé plus d'un an d'immersion au Sud de l'Espagne, dans l'un de ces bidonvilles qui jalonnent les grosses exploitations agricoles, Marie Brumagne et Bram Van Cauwenberghe rapportent un film qu'ils ont, de bout en bout, réalisé eux-mêmes. Sélectionné à l'IDFA, au Festival du Cinéma Indépendant de Lima, en Estonie, Remember Your Name, Babylon revient du FICA au Brésil avec le prix du meilleur long métrage documentaire. Il sera en septembre sur les écrans liégeois et on pourra le découvrir au Festival du Film d'Ostende. Un très beau film trop rare au cinéma, à la fois dense et tendre, dur et poétique autour de quelques ouvriers coincés entre deux terres, qui tuent le temps en attendant de trouver du travail, de réaliser leurs rêves. De vivre, en somme.

Remember Your name, babylon Cela commence après la mer, le voyage, l'embarcation qui se renverse, après tous ces risques, ces douleurs et ces drames. Cela pourrait, en quelque sorte, commencer après la mort. Remember Your Name, Babylon laisse cet avant se raconter sur un fond noir dans les bruits de vagues, les cris, les appels d'une bande sonore toute proche et angoissante. Puis, le film s'ouvre à la lumière, comme échoué là lui aussi après les intempéries, dans une chambre, sur un lit. Un homme somnole. Se lève, s'assoit sur les marches d'une maison blanche. Le soleil tape. Au noir succède la lumière, aux cris, le silence, à la mer, le soleil aveuglant. Et peu à peu, l'après de cet exil se dévoile, lentement, dans un quotidien presque immobile, confus, fait de vent, de pluie, de soleil accablant, une temporalité essentiellement nourrie de bords de route abandonnées, de débrouilles, d'attentes. Sur la grève de ce monde nouveau, c'est une sorte de purgatoire qui attend ces hommes et ces femmes.

Dans une Espagne aride comme un désert de sable, les grandes industries agroalimentaires ont mis le monde sous plastique et les hommes en esclavage. Mais la beauté de ce premier long-métrage est de laisser ce travail lui-même hors champ, à peine quelques tomates nourries d'engrais vers la fin du film. Car c'est ce travail tant attendu qui s'avère introuvable. Alors le temps est aussi vide que le désert environnant. Le film se rythme à cette temporalité flottante, suspendue à l'espoir, à l'attente, dans ces décors immenses d'un paysage écrasé de lumière. Les maisons sont des cabanes bricolées. Des bidonvilles. On se croirait dans certains pays d'Afrique. Cela pourrait être n'importe où. Peut-être n'importe quand. Là, toute une vie s'organise, aux abords de ces champs lointains, mais tant convoités. Marie Brumagne et Bram Van Cauwenberghe s'attachent à quelques personnes qu'ils suivent dans leurs tâches quotidiennes, leurs moments de rencontres ou d'attentes, leurs bribes de rêves qui se disent dans quelques gestes, quelques mots. C'est toute leur attention posée, respectueuse et distante qui raconte la vie de ces hommes et ces femmes perdus entre deux mondes. Ils sont le plus souvent seuls à l'écran, dans de longs plans larges et fixes qui les laissent évoluer dans l'espace. Ces larges tableaux racontent un temps figé, qui ne coule pas. Les scènes se répètent, différant à peine les unes des autres. Et puis, ils parlent à ce téléphone, omniprésent, mince fil qui les relie encore à leurs « là-bas » où une voix lointaine murmure. Un geste, une respiration, quelques mots, « c'est difficile », racontent leurs douleurs. Et peu à peu, ces cadres construits avec minutie et attention rendent à ces hommes et ces femmes leur beauté fragile, leur dignité volée, leur singularité unique et précieuse.

La grande beauté du film de Marie Brumagne et Bram Van Cauwenberghe est de réussir, dans cette proximité respectueuse, parfois tendre, à rendre compte d'une situation, sans pour autant réduire ce qu'ils filment à des archétypes. Réalisé dans des conditions presque aussi rigoureuses que la vie de ceux qu'ils filment, mené de bout en bout par leur désir d'immersion, de compréhension et de respect, leur regard se pose avec délicatesse, parfois colère, sur le monde et ceux qu'ils filment. Quelques métaphores simples jalonnent le film : un taureau dans une corrida, un chien mort ici sur la route, des chèvres qui broutent là, des tonnes de légumes gâchés. Le feu, à plusieurs reprises, détruit une maison, ravage les collines, brille dans la nuit ou réchauffe... Les saisons se mélangent : grand ciel gris, nuageux ou soleil harassant, le temps, invariablement, semble le même. Pluie d'orage. Le son, soigneusement travaillé, construit des atmosphères sonores qui donnent aux images leur dimension sensible, presque palpable.

Très vite, de ces grands plans d'ensemble, surgit ce monde aride qui raconte l'histoire universelle de ces Ulysse des temps modernes, bloqués au pays du Cyclope.

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