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Elevage de poussière de Sarah Vanagt

Publié le 15/09/2014 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a été créé en 1993. En hiver 2010, Sarah Vanagt assiste au procès de Radovan Karadzic, leader des Serbes de Bosnie, entre 1992 et 1996 qui a choisi d’assurer sa propre défense. Le film puise sa matière dans les témoignages des victimes et l’analyse des experts, dans la multitude des documents (photographies aériennes et images vidéo) issus du procès de Radovan Karadzic.

Elevage de poussière de Sarah Vanagt

La réalisatrice interroge les images et pose la question de leur valeur en tant que témoignages objectifs d’un conflit.
Sa démarche est celle du film d’artiste. Elle intervient à vif tant sur les images du procès que sur sa documentation, par ce qu’elle appelle la technique du frottage au crayon noir ou à la craie blanche. « Le mouvement de ma main, écrit-elle, et les empreintes révélées par le crayon sur du papier, nous dévoilent un paysage de détails qui nous entraîne dans une exploration interrogeant les faits, les preuves matérielles de ces faits et les images qui les représentent. » Il souligne, cerne et certifie en quelque sorte l’authenticité de celles-ci. Le frottage des photographies sur toute la surface des lieux où ont été commis les massacres met en relief les bouleversements des sols, les cicatrices, comme le ferait la gravure. Il révèle en ses aspérités, en ses nœuds, un paysage de mort et retrace le dernier voyage des victimes. L’œuvre qui en ressort confère humanité et émotion à ce réquisitoire glacial et terrifiant.

Harun Farocki, dans son film Images du monde et inscriptions de la guerre, constate que depuis que les autorités prennent des photographies, plus rien ne se fait sans qu’on en conserve des images. «Même de son propre crime», ajoute-t-il.

Les photographies aériennes des fosses communes qui témoignent des massacres commis par les Serbes en Bosnie Herzégovine sont au centre du procès. L’analyse fouillée qu’en livrent les experts est sans cesse contestée par Karadzic dont la froide agressivité n’a d’égal que le mépris affiché pour les témoins. On assiste à une partie d’échec où ce stratège de la haine ethnique parvient souvent à être pat. Il joue avec succès du caractère indécidable des images, selon l’expression de la philosophe Marie-José Montzain. Il en récuse violemment la valeur et les fondements. La parole des témoins nous est livrée dans le brouillage d’une voix off, comme s’ils étaient exclus du procès qui doit leur rendre justice.

Scène particulièrement odieuse lorsque Karadzic, impassible, se fait accusateur : « Je suis navré, témoin, de vous dire que votre récit est identique aux récits d’autres soi-disant rescapés. L’exécution n’a pas eu lieu là-bas. J’affirme qu’il y a un centre en Bosnie- Herzégovine qui prépare les témoins. On entend toujours les mêmes histoires. On vous a appris à décrire les événements. Vous avez été formés par les mêmes que ceux qui ont formé les autres témoins. Vous avez tout inventé !

L’habileté de Karadzic à réfuter ses crimes plonge le spectateur dans un état de malaise extrême que suscite la lecture des traces par l’accusé et les experts. Dans ce duel, livré pied à pied, certains documents à charge se voient disqualifiés par le leader serbe parce qu’ils n’ont pas bien été interprétés par le Tribunal. Et on peut déchiffrer sur le visage de Karadzic le plaisir qu’il ressent à démonter l’argumentation du procureur.

Le film de Sarah Vanagt pourrait se regarder comme une impitoyable leçon de cinéma où la vérité des images accusatrices se trouve sans cesse contestée. Jusqu’à ce qu’il soit finalement prouvé que la fosse commune de la ferme de Branjevo où des dizaines de Bosniaques furent abattus au cours d’une longue journée a bien existé, mais a été ensuite vidée de ses cadavres et déplacée ailleurs.

Et le poème, d’une duplicité diabolique, que lit Karadzic au début du film se retourne enfin contre son auteur :

« Tout est calme

tout est limpide

comme juste avant de mourir.

La prudence comme la neige enveloppe le lieu.

Comme si une grande conscience savait ce qui se passait. » 

 

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