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Ely Dagher, The Sea Ahead

Publié le 01/10/2021 par Katia Bayer / Catégorie: Entrevue

“Au Liban, il y a un déni de ce qu’on vit pour pouvoir survivre”

Après avoir glané une Palme d’or du court-métrage en 2015 pour son film d’animation Waves 98 (visible en ligne), le cinéaste libanais Ely Dagher a présenté à Cannes en juillet dernier son premier long-métrage Face à la mer, qu’il a co-produit avec Andolfi (France) et Wrong Men (Belgique). Le film, programmé à la Quinzaine des Réalisateurs, est projeté d’ici peu au FIFF de Namur, en présence du réalisateur. Entretien zoom autour de la transition (court-long), du Liban abandonné, de l’apprentissage en solo, de la difficulté de sortir des cases et de l’apport de la Palme.

Ely Dagher

 

Cinergie : Tu as étudié au Liban et en Angleterre. Pourquoi as-tu choisi le Goldsmiths College à Londres dans ton parcours?
Ely Dagher : Après mes études à l’université au Liban, j’ai voulu faire du cinéma. Mais à l’époque c’était un milieu difficile, sans vraie industrie. On faisait beaucoup de clips musicaux ou de publicités. Ce n’était pas très encourageant : il n’y avait pas de fonds pour faire du cinéma. Je suis allé aux Beaux-Arts et j’ai obtenu un diplôme en illustration parce que j’ai toujours dessiné, depuis que je suis un enfant. C’était bien mais ce n’était pas suffisant. J’ai obtenu un autre diplôme, en animation : les images que je dessinais bougeaient, c’était super ! J’ai toujours voulu faire des films et ça s’en rapprochait beaucoup. Quand j’ai fini ces études, j’étais encore jeune. Je me demandais toujours ce qu’était ma vraie passion : qu’est-ce que je voulais faire vraiment ? C’est à ce moment que j’ai trouvé cette école à Londres. Les étudiants venaient de tous les horizons et travaillaient sur des choses différentes. J’ai ainsi pu vraiment développer les thèmes sur lesquels j’avais envie de travailler.

 

C. : Qu’as-tu appris là-bas ?
E. D : Il y avait beaucoup de cours sur l’histoire, la culture des médias. Je me souviens d’un séminaire d’une semaine sur Caché d’Hanecke. J’avais pris un cours d’architecture urbaine parce que j’étais très intéressé par la ville et ses paysages. Mon sujet à l’époque traitait des Libanais qui vivent à l’étranger, la construction d’une identité à travers l’histoire, la mémoire et les archives.

 

C. : Comment s’est déroulée l’expérience du premier film réalisé sans être passé par une école de cinéma ?
E. D : C’est vrai, j’ai fait mes premiers projets sans école et j’étais très content de ce que je faisais. Je ne savais pas exactement ce qui m’intéressait mais j’ai toujours trouvé des sujets qui m’affectaient personnellement. Le projet que j’ai construit à Londres, une exposition audiovisuelle interactive, concernait un monument de la guerre civile libanaise, un grand hôtel, qui allait être détruit en 2008. Mon installation était en réaction à cette décision. Dans cette mesure, elle ressemble à mon film Waves 98.
En parallèle, j’ai toujours cherché ma propre voix. D’un côté, je travaillais dans l’illustration et je commençais à faire beaucoup de story-boards. Quand j’ai fait Waves 98, je travaillais déjà dans le milieu du clip musical. C’étaient des petites productions sans budget. J’étais le directeur de la photographie, chargé des lumières. C’était pour moi une opportunité d’apprendre à travailler en petite équipe, avec des acteurs et des caméras. D’un autre côté, j’essayais d’apprendre par moi-même. J’ai acquis comme ça le savoir des écoles de cinéma sans jamais y étudier. A cette époque, je vivais à Bruxelles et je faisais beaucoup d’allers-retours à Beirut. La guerre de Syrie avait déjà commencé et la situation devenait compliquée. Waves 98 provient d’un besoin personnel de comprendre quelle position j’avais envers Beirut. J’ai postulé pour obtenir des fonds. C’était aussi une façon de m’imposer la réalisation. Je me disais que si je trouvais de l’argent, je quitterais mon boulot alimentaire.

 

The Sea Ahead

 

C. : Faire des films sans budget, c’est une forme d’apprentissage pour appréhender son long ?

E. D : Oui bien sûr. Je n’aurais pas pu appréhender le long si je n’avais pas fait moi-même quelques trucs auparavant. Je suis très impliqué dans le travail, dans le cadrage. Je ne suis pas quelqu’un qui peut déléguer toutes ces choses-là. Pour être précis et avoir ce que je veux, il faut quand même un minimum de connaissances en la matière. En même temps, je ne regrette pas de ne pas être allé dans une école de cinéma. A 18 ans ou 19 ans, on est censé produire des films à l’école et je ne crois pas que j’aurais su sur quoi écrire à cette époque.

 

C : Choisir une école de cinéma, ce n’est pas si simple d’autant plus quand il y a une sélection à l’entrée...

E. D : Pas au Liban ! C’est facile de rentrer dans une école de cinéma, ce sont surtout les débouchés qui peuvent poser problème. Mais la situation s’est améliorée depuis les dix dernières années. Pendant la guerre en 82, tout s’était arrêté. Puis, pendant les années 90, le Liban est entré dans une phase de reconstruction. Il se passait très peu de choses dans le secteur culturel en général. En 2000, on a vu quelques films comme Caramel de Nadine Labaki qui a fait un tonnerre à l’étranger. Il n’y avait pas de fonds publics donc c’était difficile de faire des films. Ceux-ci se font avec rien ou avec les fonds privés des banques. Personnellement, je ne voulais pas rentrer dans le système donc j’ai plutôt fait de la co-production.

Je me suis retrouvé à faire de l’animation un peu par hasard. Ça n’a jamais vraiment été une passion pour moi. Mais vu que je n’ai jamais étudié le cinéma, que j’ai appris tout seul entre le Liban, la Belgique et l’Angleterre, je n’avais pas vraiment de réseau. Pour faire un truc vraiment petit budget sans vraiment de connaissances dans le milieu, j’ai trouvé ça beaucoup plus simple de commencer tout seul à faire mon court-métrage. J’ai travaillé un an et demi dessus. Après avoir trouvé un peu de fonds à la fin, j’ai pu embaucher trois autres personnes pour finir l’animation. C’était juste plus pratique comme ça. Le but a toujours été de faire plutôt de la fiction que de l’animation, ce que beaucoup de gens n’ont pas compris. Quand tu fais de l’animation, on te met dans une catégorie. C’est donc difficile de trouver des gens qui te font confiance en tant que réalisateur de fiction. Ça a pris pas mal de temps au démarrage.

 

C : Dans Waves, il y a une forme d’attente, dans Face à la mer, on sent le temps s’écouler. Il y a un rapport au temps intéressant dans ton travail. C’est quelque chose que tu as écrit assez rapidement dans ton scénario ou qui s’est plutôt expérimenté sur le plateau ?

E. D : J’ai un peu expérimenté sur le plateau mais je pense que c’est dû au fait que j’ai fait de l’animation avant. Je prépare beaucoup en avance, je planifie tout. Avec le storyboard, le cadrage était déjà pensé au millimètre. Ce que je ne me permettais plus de faire, c’était de trouver des choses différentes avec les acteurs. En animation tu as besoin de savoir très précisément ce que tu vas faire avant parce que ça coûte cher ! J’ai la même approche en faisant de la fiction. Certaines séquences sont faites d’un seul plan, ce sont des choix déjà effectués en tournage, pas en montage. Je fais toujours un ou deux plans maximum par séquence. Même au montage, il m’est arrivé d’épurer et de retirer certains plans. Ce rapport au temps particulier a été écrit au moment du scénario, puis traduit dans un story-board.

 

C. : Ton court est en ligne. Tous les réalisateurs ne t’imitent pas. Qu’est-ce qui t’a incité à le mettre sur le web ?

E. D : Il y a plusieurs raisons. L'une d'entre elles, c’est tout simplement parce que je suis moi-même le producteur du film ! J’avais envie que le plus de gens possible le voient. Finalement, j’ai dû le retirer. Un de mes distributeurs a fait une vente à Mubi à l’époque puis, je l’ai remis en ligne.

 

 

C. : Tu as produit Waves 98 toi-même mais pour le long, tu t’es retrouvé avec des coproducteurs étrangers. Abbout Productions, ta propre boîte de production, coproduit le film. C’était important pour toi de rester co-producteur de ton long ?

E. D : Oui et non. Pour le premier long, on a toujours un peu peur de perdre le contrôle sur le film. La Palme d’or aide un peu mais pas autant qu’on le pense. Le plus important c’est que ça m’a donné la confiance de faire ce en quoi je crois. C’était mon premier long, j’y ai travaillé pendant un an. J’ai beaucoup cherché avant de trouver des co-producteurs. Je savais que le script n’était pas facile à vendre, ça n’allait pas être simple de trouver des fonds.

 

C : Dans le long, on voit beaucoup d’images de la ville abandonnée, de centres commerciaux figés et la mer, incessante. Tu filmes le Liban de façon presque documentaire. Pourquoi montrer ces lieux ?

E. D : C’est quelque part intuitif. Ce sont des thèmes et des éléments qui m’ont suivi toute ma vie. C’est difficile de me limiter à une réponse. C’est comme l’utilisation de l’animation dans Waves 98 où c’est plus le ressenti de la ville que sa représentation qui compte. Aujourd’hui si tu prends une caméra et que tu tournes dans Beirut, tu peux avoir l’impression que tout va bien et que les gens ne sont pas tous déprimés mais c’est parce qu’ils prennent tous des calmants ! Il y a eu beaucoup de désillusions, puis des départs. Au Liban, il y a un déni de ce qu’on vit pour pouvoir survivre. J’avais besoin de filmer les routes comme ça parce que c’est comme ça que je vivais le Liban ces dernières années. La ville commence à se vider, les gens partent. Pendant la guerre civile, tout le centre-ville a été détruit. Pendant les années 90 ensuite, les gens ont tout reconstruit avec des tours immenses, des centres commerciaux et tout s’est écroulé. Tout est vide maintenant parce que les habitants de la ville ont été chassés par les installations de luxe pour touristes. Ils continuent à construire des décharges, des nouveaux terrains, dans la mer, mais pour qui et pour faire quoi ? En même temps, le pays est en train de s’effondrer. Ce sont des thèmes présents dans mes films parce qu’ils me perturbent. Le thème de la mer aussi est très traitée. C’est ton échappatoire, le seul horizon vis-à-vis de l’espace urbain mais en même temps tu n’y as pas accès ni pour partir, ni pour nager.

 

C : Comment as-tu vécu ta sélection à la Quinzaine en juillet ?

E. D : Je n’avais pas fait de festival avant, j’aime beaucoup la Quinzaine dans ce qu’elle représente historiquement. Il me semble que le film y a trouvé sa place. Quand tu arrives à faire un film avec ta vision et que ça résonne, c’est gratifiant.

 

C : Tu ne fréquentais pas les festivals ?

E. D : J’ai fait mes études au début au Liban, j’ai fait Waves 98 vers mes 26 ans. Je n’étais pas vraiment dans le monde du cinéma, je suivais de loin les films qui sortaient à Cannes ou à Sundance. Mais non, je n’étais jamais allé dans un festival. Quand j’ai fait Waves 98, je voulais m’exprimer. Mais, comme je me lançais dans le cinéma, je me suis décidé à prendre trois ans de mon temps.

 

C : Tu dis que depuis dix ans, la situation du cinéma a changé au Liban. Qu’est-ce qu’on peut faire aujourd’hui quand on veut faire du cinéma ?

E. D : Je suis perdu vis-à-vis de ça. Vu que j’avais presque tout fait avec le court, je pensais me sentir plus soutenu avec le long. Malheureusement en tant qu’auteur-réalisateur indépendant, tu dois te battre jusqu’à la fin. Ça, c’est quelque chose que j’ai dû apprendre. Aujourd’hui, peut-être que je pourrais produire de jeunes auteurs. Le problème, ici, c’est de trouver des fonds. C’est pour ça que j’ai toujours eu en tête l’idée de produire.

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