Cinergie.be

Entretien avec Sibylle Seys-Smet, responsable des productions chez taxshelter.be

Publié le 13/04/2020 par Constance Pasquier et David Hainaut / Catégorie: Entrevue

« Après cette crise sanitaire, l'idée serait de ne laisser personne sur le carreau. »

 

Avec un cinéma financé à 30% par le fameux tax shelter, nom de cet incitant fiscal qui a révolutionné le paysage belge au début des années 2000, et en marge du confinement en cours, c'est tout le milieu du septième art qui traverse une période cruciale.

 

Tout en rappelant l'importance de ce mécanisme et son lien avec de nombreux emplois artistiques, prise de pouls chez Sibylle Seys-Smet, responsable du suivi des productions chez taxshelter.be depuis une dizaine d'années, et donc experte dans cette matière aussi complexe qu'essentielle.

 

En 2014, cette Bruxelloise a été l'une des instigatrices de la réforme de cet outil - permettant, en résumé, aux entreprises de générer des bénéfices en investissant dans des œuvres -, dans le but de l'assainir et d'en faire profiter un maximum de boîtes de production.

 

Au passage, on rappellera que ce tax shelter lève chaque année entre 150 et 200 millions deuros via différents organes qui, en plus de taxshelter.be créé en 2004, répondent aux noms de Belga Films Fund, BNP Paribas Film Finance, Casa Kafka, Flanders Film Funding, Inver Invest, Scope Invest ou encore Umedia, pour les principaux.

Sibylle Seys-Smets

Cinergie : Comme on peut l'imaginer depuis le début de ce confinement, c'est un climat d'incertitude qui règne en ce moment dans le cinéma belge, non ?

Sibylle Seys-Smet : Clairement. Mais à l'heure actuelle, le mécanisme du tax shelter reste bien opérationnel, et contrairement à ce que j'ai pu lire, il n'y aura aucun impact de rentabilité pour tous les investisseurs. On a d'ailleurs signé, en mars, des accords stipulant cela. Cela dit, des incertitudes existent dans les secteurs du cinéma et des arts de la scène, plus encore pour le second même, où tout est à l'arrêt. Pour le cinéma moins, car s'il n'y a plus de tournages et de sorties en salles, des films se montent, se post-produisent et pas mal de gens travaillent chez eux, comme dans l'animation, par exemple. Et si le tax shelter n'intervient pas dans l'écriture, la période est même propice pour certains auteurs ! Une série de projets avance, tout n'est donc pas stoppé malgré tout...

 

C. : Au niveau des nombreux tournages prévus ce printemps, on se dirigerait vers des reports ?

S.S.S. : Pour la plupart, oui. À ce stade, je n'ai pas encore entendu parler de la moindre annulation. Là, les incertitudes se situent surtout au niveau des calendriers : on regarde quel projet est arrivé à son terme, quel autre a été décalé ou redémarre (et quand). Et au-delà des films belges majoritaires, n'oublions pas que la Belgique reste très active dans la coproduction internationale : donc là, il faudra voir ce qui se passe pour les pays impliqués, au niveau des réglementations, etc.

En ce qui me concerne en tout cas, j'ai autant si pas plus de travail que d'habitude !

 

C. : Pourquoi ?

S.S.S : Parce que même en étant à la maison - où d'ailleurs, nous sommes quatre sur cinq à avoir contracté ce Covid-19, et nous en sommes heureusement tous guéris ! -, comme chaque membre est actif de cette façon dans la société (NDLR : une dizaine de personnes travaille chez Taxshelter.be, se partageant entre le suivi des productions et l'aspect commercial), nous sommes en train de réorganiser nos plannings, de sécuriser les levées de fond et puis surtout, il y a en ce moment un important travail de contrôle fiscal qui se fait sur les œuvres du passé. Car plus encore dans ce contexte, c'est primordial de pouvoir dire à ceux qui investissent dans le cinéma que nous avançons. C'est un signe de confiance, qui démontre au marché que le tax-shelter fonctionne. La plupart des producteurs belges, organisés aussi en télé-travail, sont collaboratifs car pour eux, c'est aussi l'opportunité de mettre de l'ordre et de clôturer les comptes de leurs films précédents. Histoire de (re)mettre tout dans le meilleur état pour redémarrer dans les conditions optimales quand chacun le pourra. Un autre point d'interrogation, c'est quel va être l'impact quant à la capacité à investir des sociétés, puisque le principe du tax shelter est de faire des bénéfices pour investir dans des œuvres audiovisuelles ou scéniques...

 

C. : Vous sous-entendez par là l'impact plus «global» des investissements ?

S.S.S. : Oui, et tant chez nous que pour tous nos collègues du tax shelter. Puis, il faut que les projets déjà financièrement soutenus puissent, d'une manière ou d'une autre, trouver une solution pour aboutir. Mais comme les producteurs l'ont dit ces derniers jours, la solidarité dans le secteur sera le maître-mot. Car si tout recommence en même temps, le but serait d'éviter les embouteillages, qu'un producteur n'aille pas chiper l'équipe de techniciens d'un autre film, etc.

Bon, là encore, il y a des inconnues en ce moment, ce qui génère du stress chez beaucoup. En tout cas nous, sans avoir une boule de cristal, on veut continuer à aider le maximum de producteurs. En précisant aussi que les levées de fond sont toujours plus faibles en début d'année, comme nous nous trouvons en ce moment. Car le tax shelter est un produit fiscal lié aux clôtures des comptes annuels des entreprises. Pour certaines, ce n'est pas toujours évident d'anticiper des investissements. C'est un marché particulier, dans lequel on lève une grande partie de fonds sur le dernier trimestre, avec même un gros pic en décembre.

 

C. : De ce côté-là, ce phénomène n'est pas nouveau...

S.S.S. : Pas du tout ! En plus, ce planning des sociétés ne colle pas vraiment au planning des productions de cinéma (sourire). En audiovisuel, pour une simple question de météo, les tournages se font la majorité du temps quand il fait beau. Là, nous n'avons aucune prévisibilité sur les levées de juin ! Et si on veut sauver des projets qui doivent débuter cet été, il faudrait alors patienter jusqu'en fin d'année pour lever des fonds. C'est donc un des enjeux parmi les mesures suggérées aux autorités dès le début, nous espérons plus de souplesse dans l'antériorité des dépenses et les traitements de dossiers. Six mois de plus ont été accordés, mais nous en souhaiterions douze, pour être sûrs d'avoir le temps nécessaire et que chacun soit traité de la même façon, pour atterrir en douceur. Puis, en marge de cette souplesse espérée, qui évitera le maximum de casse ou de voir des projets passer à la trappe, il y a encore la question de l'élargissement de l'enveloppe...

 

Mon ketC. : C'est-à-dire ?

S.S.S. : C'est-à-dire que pour le tax shelter, il y a un plafond financier que les entreprises ne peuvent pas dépasser. Suite à ce Corona, ce serait aussi intéressant que les grosses sociétés, les moins impactées, ou encore celles qui baignent dans des secteurs moins touchés, puissent investir proportionnellement plus que d'habitude. Mais comme tout le monde, on attend le plan de déconfinement, de voir dans quel ordre se feront les choses et comment nous pourrons accompagner au mieux les entreprises. Je reste néanmoins assez confiante : des initiatives et des mesures concrètes vont être prises pour soutenir les entreprises belges, et notamment dans ce secteur culturel qu'on sait si important, lui qui fait travailler des milliers de personnes.

 

C. : Concernant votre société Taxshelter.be, on la voit active dans le long-métrage, tant belge (Rundskop, Mon Ket, Ni juge, ni soumise...) qu'international (Le Grand Bain, L'homme qui tua Don Quichotte, Tel Aviv on Fire, La Ch'tite Famille, Au nom de la terre...), mais aussi dans le documentaire, la série, l'animation, la websérie : un large rayon, donc...

S.S.S. : Et même dans la réalité virtuelle, où nous avons des projets ! On a en effet un catalogue complet, tant au nord qu'au sud du pays. Pas mal de jeunes boîtes arrivent sur le marché, en cohabitant même bien avec les plus anciennes : c'est important de les soutenir aussi. En 2019, on a levé 21 millions d'euros et financé 150 projets, dont une bonne moitié dans l'audiovisuel, et l'autre dans les arts de la scène (NDLR: soit une grande partie du théâtre conventionnel via une structure appropriée - la COOP -, la Monnaie, les spectacles de l'Abbaye de Villers-La-Ville...). Depuis la réforme effective du tax shelter en 2015, nous restons dans une croissance constante, puisqu'on est passé de 4-5 millions à 21 millions en 5 ans. Là, évidemment, les choses sont un peu bouleversées vu le contexte, et on devine qu'il y aura des pertes. Mais on est tous dans le même bateau ! Et si côté francophone, l'impact est plus fort dans les coproductions, côté néerlandophone, c'est surtout sur d'importants projets en télé, de séries ou de films. Mais le discours est le même dans tout le pays, le tax shelter relève d'une compétence fédérale. Encore une fois, je veux rester optimiste, en étant persuadée que les cabinets culturels, communautaires, fédéraux et financiers vont faire le nécessaire pour que les boîtes vivent, ainsi que tous les prestataires, les techniciens et les artistes. L'idée serait de ne laisser personne sur le carreau après cette crise sanitaire. Donc, même si 2020 ne sera bien sûr pas une année blanche, il faudra bien que le système soit alimenté...

 

Never Grow oldC. : Pour clôturer sur votre actualité, vous êtes donc impliquée dans un film comme Adam et bientôt, la première série belge pour Netflix, Into The Night, ainsi que l'OVNI Music Hole...

S.S.S: ou le western Never Grow Old avec John Cusack et Déborah François, sorti hélas au début du confinement. On a aussi investi sur Pandore, une grosse série pour la RTBF dont le tournage devait commencer. Il sera donc décalé. Car en plus du long-métrage, on tient à s'aligner sur toutes les nouvelles lignes, y compris ces séries, ces films à condition légère, les webséries et même les documentaires, où il y a là un tas de gens fascinants. En fait, tant ces nouvelles formes de création que la nouvelle génération qui arrive sont positives pour renouveler le cadre. Ce n'est que mon avis, mais même s'il reste encore trop méconnu du grand public, on garde un écosystème incroyable, enthousiasmant et varié. C'est pour cela que je reste convaincue qu'après une première petite phase d'affolement peut-être (sourire), chacun s'adaptera à cette situation inédite. Nous avons les atouts en main pour gérer «l'après» le mieux possible, sans pour autant faire comme si rien ne s'était passé, vu l'équation à plusieurs inconnues. Ce ne sera pas simple, et il faudra accrocher ses baskets, mais on y arrivera !

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