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Entrevue avec Cyril Bibas

Publié le 01/06/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue
Entrevue avec Cyril Bibas

Propos de Johan van der Keuken : "Dès qu'un homme est filmé, il cesse d'être un homme pour devenir un morceau de fiction, de matériau filmé. Et pourtant, il continue d'exister. Cette double vérité est lourde de tension. Trouver une forme pour cette tension signifie : créer un monde imaginaire et y décrire le combat humain". Les propos que nous allons enregistrer de Cyril Bibas (morceaux de fiction devenus ?) sont ceux d'un trentenaire alerte et cool, la chemise à carreau noir et blanc, ouverte sur un tee-shirt blanc, des pantalons baggy, les cheveux noirs mi-longs et, à côté de votre serviteur, rasé de près. Le personnage nous interpelle. Comment et pourquoi choisit-on de devenir producteur de documentaires, genre un peu fourre-tout où le meilleur côtoie le pire en marge d'un courant "mainstream" que le flux télévisuel se charge de diffuser, toutes voiles dehors ? Est-ce son regard empreint de curiosité, prêt à enregistrer le moindre écart de la bande passante de la réalité, son attention extrême aux êtres, aux choses et aux mots qui ont transformé une curiosité en vocation ? "Nous sommes parlés", disent les analystes, écoutons donc : "Le premier film que j'ai vu au cinéma était Rabbi Jacob, et j'ai dû sortir de la salle, étant assez petit, parce que lorsque De Funès tombe dans la grande bassine de chewing gum vert, je n'ai pas supporté le choc ! (rires) Puis j'ai vu pas mal de films en étant scotché à la télé."


Né à Paris en 1969, Cyril fait ses études dans la ville-lumière, passe un bac littéraire avec option artistique, histoire de l'art. " J'étais sensibilisé aux expressions artistiques. J'ai passé ensuite une licence de sociologie et de cinéma, ce qui a été une approche du cinéma documentaire parce que j'avais un cours d'anthropologie visuelle. " Cela lui donne l'occasion d'aller tous les samedis, un an durant, à la cinémathèque, au palais de Chaillot. Il y découvre les films ethnographiques et documentaires sous la férule bienveillante de Jean Rouch qui parle de la réalisation de ses films et invite d'autres réalisateurs à venir montrer leurs films. " Je me souviens d'un réalisateur qui venait assez timidement montrer ses films que j'ai découverts à cette occasion et qui s'appelait Eric Pauwels. Ensuite, j'ai voulu poursuivre des études de cinéma à l'INSAS. J'ai tenté le concours plusieurs fois mais n'y suis pas entré. Néanmoins, je suis resté à Bruxelles où j'ai fait l'ERG avec la vidéo comme option principale. J'ai eu Yvan Flasse et Annick Leroy comme professeurs. ". D'un paquet de Malboro il extrait une cigarette qu'il allume avec un briquet vert fluo. "J'ai fait un ou deux petits films d'école et je n'ai pas complètement renoncé à l'idée d'en faire d'autres mais ce n'est pas au goût du jour pour l'instant. J'ai réalisé A mon père, sur une période de la vie de mon père que je connaissais mal, lorsqu'il a vécu au Maroc (c'est une réflexion sur la transmission, sur l'héritage familial), et Night Shop, un documentaire sonore qui se passait dans le quartier de Matongé et reflétait le cosmopolitisme de Bruxelles."
Nous ne résistons pas à la tentation de titiller Cyril en lui jetant en pâture une boutade de Godard que nous venons de découvrir dans un entretien où il parle de son dernier film : "On m'a dit que c'était un documentaire mais je ne connais pas le sens de ce mot". Ça l'amuse. Il en faut plus pour le démonter. "J'ai découvert à travers le cinéma documentaire des films qui m'apprenaient des choses et qui m'ouvraient les yeux sur le monde dans lequel je vivais. Ç'a été une sorte de révélation. Les films de Rouch posent le problème du rôle de la fiction et du documentaire qui est un faux problème parce qu'à mon avis, dans une bonne fiction, il doit y avoir une part de documentaire et que dans un bon documentaire, il y a une mise en scène. Le nier, c'est s'illusionner. Je pense à la démarche de gens comme Robert Kramer et Johan van der Keuken, Chris Marker ou Nicolas Philibert. Sa voix s'enraye, il s'éclaircit la gorge puis reprend : "Il y a aussi - je ne sais pas si c'est une nouvelle tendance -, chez les jeunes réalisateurs d'aujourd'hui, la volonté de passer d'abord par leur histoire, comprendre d'où l'on vient, ce qu'on est et ensuite à s'intéresser à l'histoire des autres. C'est assez logique comme démarche. C'est celle notamment de Los Niños de Jose-Luis Peñafuerte."


Cyril cligne des yeux et souffle la fumée de sa cigarette en direction du programme du Musée du Cinéma qu'elle rate de peu. Quoi qu'il en soit et quoi qu'il en pense, il nous explique son envie de producteur par son désir de connaître les tenants et aboutissants d'un film dans la chaîne du cinéma. Il rencontre Manuel Poutte au moment où Arnaud Demuynck quitte Lux Fugit Film pour créer La Boîte..., Productions. Cyril le remplace et produit aussitôt En vie, le long métrage de Manu Poutte, Baroud de Manu Dang et la Bonne Mesure des distances de Maurice Amaraggi. "Et j'enchaîne avec Entre Chien et loup puisque Diana Elbaum, qui se concentre dorénavant sur la fiction, m'a proposé de prendre en charge le département documentaires."


Y-a-t-il une ligne éditoriale ? Dans l'immédiat, pas vraiment : "J'ai l'impression qu'il faut une certaine cohérence dans les sujets qu'on choisit, les films qu'on produit. A priori, le documentaire social m'intéresse mais tu me parles de musique et je suis très intéressé par ça. Il y a des musiciens de talent en Belgique, sur la scène du jazz notamment. J'aimerais pouvoir réussir des films sur les musiciens. Parce que rares sont ceux qui sont bons. Nous avons en projet Miss in Dreams, le documentaire de Miel Van Hoogenbemt sur l'élection de Miss Schaerbeek, le Krone : le vrai élu de l'Autriche ?, un documentaire d'investigation de Nathalie Borgers sur la dérive du journal populiste autrichien Krõnen Zeitung ("le journal du peuple fait par le peuple"), qui a eu une part active dans la montée de l'extrême droite et de Jorg Haider, et When the War Is Over, de François Vester, sur les soldats-enfants issus d'un Township métis, qui sont les grands oubliés de la lutte contre l'apartheid." Quant au département fiction d'Entre Chien et loup, il prépare fiévreusement la trilogie de Lucas Belvaux : Un couple épatant, Cavale et Après la vie, le Tango de Rashevski de Sam Garbarski et la Colline du serpent, le second long métrage de Pierre-Paul Renders.


Et la télé, fenêtre du spectacle de l'actualité ?" Elle donne l'illusion qu'il y a un point de vue, celui de l'objectivité. Il y a une différence entre le documentaire et le reportage télé : le point de vue d'un auteur et le temps qu'il passe sur son sujet, tant à l'étape des repérages que de la production (Vers la mer d'Annick Leroy s'est réalisé sur plusieurs années). Le documentaire d'aujourd'hui consiste à poser un regard sur le monde et non à faire croire qu'on enregistre la réalité. Avec le documentaire, on combat une immédiateté qui se donne pour vraie ".

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