Entrevue avec Frédéric Ledoux
Lorsque les mères le croisent, elles entraînent au loin leur marmaille. Lorsque les mecs le croisent, ils ont un frisson de machine à calculer (putain ! Ça pourrait m'arriver du jour au lendemain). A cinq mètre de là, l'objet identifiable pousse lentement un caddy d'un air éteint. Un SDF, bonnet de laine façon Jack Nicholson dans Vol au-dessus d'un nid de coucou de Forman, barbe taillée à la serpe, veste de marin qui aurait supporté plus d'un naufrage, écharpe de laine genre années quarante. Tel est le début de Jour de chance, court métrage de Frédéric Ledoux que vous aurez l'occasion de découvrir sur la Deux le 25 septembre dans l'émission Tout court.
Objet de mépris ou de peur davantage que de compassion, tel est le clochard du film de Ledoux. Ayant trouvé un bon donnant droit à un produit alimentaire, il entre dans un supermarché et se trouve être le cent millionième client et, par la magie du hasard et de la pub, le gagnant de « Jour de Chance ». Nous ne vous dévoilons pas le retournement de situation. Troussant une satire du monde du show business dans lequel s'égare un clochard que la malchance ne déserte pas même lorsque c'est son « jour de chance », le réalisateur fait couler les flots de champagne dans une seule direction ("un demi gobelet pour Jules, please !"), ceux qui font le spectacle. Si vous croyez que les SDF sont alcooliques, vous vous gourez : pour ne pas être sobre, il faut du fric ! Il n'y a que dans les bédés ou les films français que l'on voit des clochards titubants, la bouteille d'alcool à la main. Jour de chance est un film et noir et blanc et en couleur suivant que l'on passe de la réalité à la télé-réalité.
Nous avons voulu en savoir plus sur le réalisateur qui, sur un sujet à la Strip-tease, offre un autre regard sur l'humain que celui de cette émission pour voyeurs à la curiosité plutôt trash. En cette fin d'été pluvieuse, Frédéric passant entre les gouttes se présente en tee-shirt et sans parapluie.
"Le premier film qui m'a marqué est un film d'horreur dont je ne me rappelle ni le titre ni l'auteur, qui passait à la télé et que je regardais en cachette derrière la porte vitrée du salon alors que mes parents me croyaient au lit ! Cela se passait dans un manoir hanté. J'en ai fait des cauchemars pendant des nuits et des nuits. Sinon, je regardais les séries comme le Prisonnier ou Au nom de la loi avec Steve Mc Queen. J'allais très peu au cinéma, je lisais davantage. J'avais une grande passion pour Jack London et Patricia Highsmith. Ma famille ne s'intéressait pas beaucoup à l'art ou au spectacle." Frédéric, lui, ne s'intéressait pas beaucoup à ses études. Renvoyé de six ou sept écoles, on ne peut pas dire qu'il convoitait les palmes académiques. Doué d'une imagination fertile, il n'arrête pas de raconter des histoires à ses professeurs pour justifier ses retards ou ses absences. Réflexe qui le fait aussi écrire des récits. Il entreprend des études de gestion dans une école privée. Mais le démon de l'écriture ne le lâche pas et, pendant quelques années, il écrit des romans et puis se rend compte qu'il préfère décrire qu'écrire, en un mot composer un scénario. Nous repartons vers le cinéma. Ce qui l'a intéressé dans le septième art, ce sont les personnages campés par les acteurs davantage que les réalisateurs. Ou alors Clint Eastwood qui fait les deux. Sinon des films comme la Vie et rien d'autre de Bertrand Tavernier : "Si, à l'époque, on m'avait dit : je veux raconter l'histoire d'un type qui cherche le soldat inconnu, je n'aurais pas le sentiment qu'il y avait moyen d'en faire quelque chose. Or, Tavernier y arrive en créant un personnage qui fait vibrer. Sinon, j'aime bien Ken Loach pour les mêmes raisons. Il donne de la dignité au personnage qu'il met en scène. Et puis ce sont des gens qui se bagarrent pour la conserver, cette dignité ! Et ils ont envie de changer les choses."
Après avoir glandouillé quelque temps dans diverses activités qui ne le passionnent pas vraiment, il travaille dans une boîte de production. "C'étaient des films industriels. Mais ça s'est bien passé. J'y suis resté un an. Cela m'a permis de voir comment on développe une production, d'autant que j'ai commencé à travailler sur des tournages. Mais j'étais un peu frustré parce que je faisais pour d'autres ce que je voulais faire moi-même." Après un épisode de gestion de société, en 1996, il fonde Ripley (clin d'oeil à Patricia Highsmith), société de production qui réalise des films scientifiques, commerciaux et de fiction. "Je voulais faire de la fiction, j'ai donc vendu à certaines entreprises l'idée de raconter leur travail comme une fiction qui mette en valeur l'entreprise. Cela m'a beaucoup appris sur ce qu'est une fiction. J'étais producteur-réalisateur." En 1998, interpellé par l'affaire Semira Adamou, il s'intéresse aux problèmes des sans-papiers. Il réalise No Man's Land, documentaire de 26' sur le parcours d'une famille de réfugiés rwandais. Découvert par Hugues Le Paige, le film passe dans L'Hebdo, l'émission de la RTBF et est sélectionné au Fipatel 2000 à Biarritz. Suit Terre promise, doc sur l'économie sociale alternative qui est également diffusé dans L'Hebdo. Et, en 2002, la réalisation de Jour de chance, le film dont nous vous parlons au début de ce "gros plan", premier court métrage européen réalisé en haute définition.
Jour de chance
Format 16x9, noir et blanc et couleur, 26'
Scén. et réal. : Frédéric Ledoux. Image : Patrice Michaux. Son : Stéphane Lombard. Mont. : Stéphane Wery. Prod. : Ripley Films.
Diffusion : le 25 septembre 2002 sur la RTBF/Deux