Entrevue avec Henry Ingberg
Le semestre de la présidence belge de l'Union Européenne à permis à notre pays de réunir vingt-deux pays européens autour de l'avenir du cinéma et de la télévision. Tout d'abord à Mons, début octobre, dans un séminaire réunissant les professionnels concernés. Ensuite, début novembre à Bruxelles, Richard Miller, notre ministre de l'Audiovisuel, a réussi à faire passer une résolution définissant les aides au cinéma et la télévision au niveau européen. Non seulement la création culturelle ne sombrera pas dans le pur produit marchand mais les prémisses d'une industrie culturelle européenne semblent se mettre en place. Cela nous semble d'autant plus urgent que Canal+, après avoir permis aux co-productions européennes de se développer risque de devenir, dans un avenir proche, le cheval de troie de l'industrie américaine en Europe. Surtout après les déclarations intempestives de J2M déclarant : "l'exception culturelle française est morte", au grand dam de Madame Tasca. Nous avons demandé à Henry Ingberg, Secrétaire général du Ministère de la Communauté française Wallonie Bruxelles, qui est aussi le directeur du Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel, d'éclairer notre lanterne magique.
Cinergie : Commençons par les résultats obtenus par la présidence belge de l'Union européenne en matière d'audiovisuel.
Henry Ingberg : Première chose, l'initiateur des projets de résolution est le ministre responsable - donc Richard Miller pour l'audiovisuel - et Rudy Demotte pour d'autres résolutions concernant la culture. Ils ont finalisé les choses. Je n'ai été que ce qu'on appelle le "sherpa", qui était chargé au travers de la présidence du groupe audiovisuel et du comité culture de déblayer le terrain avec les délégations, puisque les approches des différents États membres sont très différentes. Ce qui a permis d'aboutir à l'unanimité (l'unanimité est la règle : un seul "non" et c'est le blocage) tient au fait que chaque État membre s'y retrouvait. L'Italie, avec la nouvelle majorité, met l'accent sur le tout à l'économique. Le Royaume-Uni accentue très fort la dimension économique aussi. D'autres, je pense aux pays scandinaves, mettent prioritairement l'accent sur la défense de l'identité culturelle, etc. Donc chacun a pu trouver dans cet espace les ressorts utilisés pour le soutien au cinéma européen, surtout à sa distribution et à son rayonnement international, et c'est ce qui a permis d'aboutir à l'unanimité, puisque chacun peut nuancer à sa guise et avec ses priorités. Les uns font du tax shelter, les autres de l'avance sur recettes, d'autres une combinaison des deux. C'est un point crucial : pour la première fois on a eu un discours associant la culture à l'industrie et à la concurrence. Il y a eu une coordination au sein de la Commission européenne et il faut saluer là-bas le fait que Mario Monti, qui est le commissaire à la Concurrence, et Viviane Reding, qui est la commissaire à la Culture, se soient bien coordonnés pour aller de l'avant. C'est un grand pas en avant et une reconnaissance du caractère crucial des aides publiques en Europe pour que le cinéma continue à fonctionner. Avant, avec le traité, on avait l'impression de jouer au billard électrique. Maintenant, grâce à ces nouvelles règles du jeu, on est passé au slalom géant. Avec des risques de chute et de dérapage. Mais c'est mieux ! On arrive à se guider dans le dispositif.
C. : Ce qui nous paraît aussi important, ce sont les huit pays qui vont bientôt être accueillis dans l'Union européenne, qui ont été amenés à y participer et peut-être à pouvoir bénéficier du programme Média plus. Nous avons le souvenir du cinéma tchèque qui dans les années soixante avait conquis le public européen.
H.I. : Pour les pays candidats à l'adhésion, l'élément important est l'engagement qu'ils doivent prendre d'intégrer ce qu'on appelle l'acquis communautaire. C'est-à-dire, par exemple, l'application de la directive " Télévision sans frontière ", mais également les règles générales qui sont appliquées en matière de cinéma avec comme contrepartie pour ces pays le droit de participer au programme Média. C'est effectivement un point extrêmement important. Cela étant, le programme Média ne sera pas suffisant pour y faire face. Parce qu'on est passé d'une structure complètement étatique à un marché complètement désorganisé. Dans ces pays, les aides d'État ont complètement fondu. Ils sont passés du système étatique au non-État. Et par conséquent, quels sont pour le moment les investisseurs présents prioritairement ? Ce sont nos amis américains - et je ne veux pas les diaboliser ! - qui occupent tout l'espace disponible. Dans les pays d'Europe centrale et orientale, on va trouver un taux de présence sur les écrans encore plus considérable de films américains que chez nous. Et, chez nous, on est déjà à plus de 75%. On frise les 80%.
C. : Donc ça veut dire, par exemple, que le cinéma tchèque pourrait éventuellement revoir le jour malgré le fait que depuis une dizaine d'années il est quasiment inexistant dans la mesure où la distribution est passée aux mains des Américains ?
H.I. : L'accès au programme Média est une bulle d'oxygène. Mais le programme Média vient en complément des efforts nationaux. Pas en substitution. Donc le programme Média ne permettra pas, dans la surface budgétaire qui est le sien, de véritablement contrebalancer la prédominance des États-Unis. Par ailleurs, et c'est important pour l'avenir, il y a un domaine dans lequel nous sommes quasiment absents, au-delà du marché européen, où le cinéma américain est dominant, c'est celui du marché mondial. Un marché mondial dans le sens positif du terme. Aucun pays individuellement - même la France - n'a les capacités de mener véritablement un travail de présence et de promotion de son cinéma national, que ce soit aux États-Unis, en Asie, en Chine ou en Afrique. Là, typiquement, l'ensemble des cinémas européens devrait être soutenu par l'Europe. Ça n'est pas fait, jusqu'à présent. C'est dommage, je suis persuadé que cette présence mondiale aurait une répercussion positive à l'intérieur du marché européen. Si on était capable de se faire reconnaître aux États-Unis, il n'y a aucun doute qu'à ce moment-là, on serait davantage reconnu à l'intérieur de l'espace européen.
C. : Le conseil des ministres de l'Union européenne a non seulement admis que la création culturelle n'était pas un produit économique, comme les autres, qu'il y va de l'identité culturelle et symbolique d'une communauté, mais il a été plus loin : il a appelé au développement, comme vous l'avez souligné, d'une industrie culturelle, et surtout à ne pas laisser enfermer le cinéma dans un ghetto.
H.I. : Il y a un double ghetto. Il y a un ghetto national et un ghetto culturel. Le ghetto national, on le connaît : ce sont les films nationaux qui sont d'abord projetés - toutes les analyses chiffrées le montrent - à l'intérieur des leurs États et ne sortent que très exceptionnellement à l'extérieur. Combien de films italiens, combien de films scandinaves peuvent être vus en Belgique ? Peu. Que voit-on ? Le cinéma français, qui lui-même connaît une érosion, le cinéma anglais, à cause de Bruxelles, et parce qu'il y a aussi une attention plus grande, notamment du côté de la Communauté flamande. Et puis, nous retrouvons déjà loin derrière, le cinéma italien. Il est vrai que la quantité de films italiens distribués en Belgique, à part quelques films comme récemment la Chambre du fils de Nanni Moretti, Palme d'Or à Cannes, est faible. Donc, la préoccupation est de sortir du ghetto. Je dirais que du côté belge, on n'a même pas de ghetto. Parce qu'on n'a pratiquement pas de marché intérieur pour les films belges. Et puis il y a un ghetto culturel. J'ai beaucoup d'estime et trouve que des gens qui mènent une activité de films d'Art et d'Essai ou de ciné-club sont essentiels. C'est le levain pour créer ce qu'on appelle la cinéphilie, accueillir les passionnés, éduquer les spectateurs de demain, etc., comme le travail qu'opère la Cinémathèque royale. À côté, il y a un circuit qui parie que les films de qualité peuvent aussi rencontrer un large succès public. Mais cela signifie qu'il y a à ce moment-là un travail de promotion qui coûte beaucoup d'argent, un travail de présence, un travail d'éducation. Cinergie fait de l'éducation aussi. Ça, c'est un travail de fond extrêmement important mais sur lequel à un moment donné on doit pouvoir mettre la pression, au moment de la sortie d'un film, parce qu'on doit se positionner dans le tintamarre médiatique.
C. : Parlons promotion (laissons le marketing au bulldozer et le merchandising aux Américains). Lorsque nos films ne bénéficient pas de la caisse de résonance médiatique du Festival International de Cannes, les films qui n'y sont pas vus ont extrêmement de mal à sortir en salle en Belgique.
H.I. : On n'a pas de supporter...On n'a pas de public... Quand je dis "on", je parle essentiellement du public francophone. Il faut remarquer que, du côté du public flamand, on a eu un ou deux films qui ont fait 500.000 entrées. Il y a des films populaires, drôles, comiques (comiques plutôt que drôles) qui font plaisir comme au théâtre. En fait, nous n'avons même pas l'avantage du ghetto, qui est la solidarité entre soi et la reconnaissance mutuelle. Comme vous le faites remarquer, nous avons absolument besoin d'une reconnaissance publique extérieure pour qu'il y ait un effet de retour de notoriété à l'intérieur de notre communauté. L'attention du public est meilleure qu'auparavant, mais on ne peut pas dire qu'il y ait un réflexe, qui soit celui du "supporter". Ça nous manque. Dans des pays comme l'Italie et l'Allemagne, il y a quantité de films qui sortent et qui s'amortissent sur le marché intérieur. Ici, aucun film, à l'exception peut-être des films flamands dont j'ai parlé, n'est à même de s'amortir en entrées sur le marché belge. Nous sommes condamnés à avoir une vision internationale. Quand je dis "condamné", c'est par plaisanterie, parce que nous avons connu une époque dans laquelle on se contentait d'avoir une reconnaissance si possible de la critique, de la presse et d'une partie très limitée du public, en disant : "Voilà, le film a existé, on l'a salué. Tant pis pour le reste. "Ça, bien sûr, ça a complètement changé depuis dix ans, on le sait. Nos réalisateurs, nos producteurs ont envie que leurs films soient vus à l'extérieur. Ce qui est nouveau, je l'ai vérifié, notamment en Italie, c'est la crédibilité du cinéma belge. Par exemple, le producteur d'Artémis Productions, qui a monté Une liaison pornographique, lors de notre rencontre professionnelle à Rome, a trouvé deux producteurs qui ont dit : "Nous marchons dans le prochain film de Fonteyne sans connaître le scénario." Ça c'est un signe de crédibilité et de confiance. Il est vrai qu'Une liaison pornographique, a fait 450.000 entrées en Italie, davantage qu'en France. Il y a des espaces qui sont ouverts et sont obligatoirement internationaux.
C. : Est-ce que la distribution n'est pas en train d'évoluer ? Est-ce que vous ne croyez pas que le système des salles, à moyen terme, est condamné à ne plus être que la vitrine du film qui sera, par ailleurs, exploité soit en DVD, soit en VOD, soit par d'autres systèmes ?
H.I. :Il faut souligner d'emblée que le marché de la vidéo et du DVD est plus important que le marché salles. Les chiffres sont déjà plus importants en termes de recettes. Cela s'est fait de manière insensible, moins spectaculaire que les films qui sortent " à l'affiche " - comme on dit - ou qui sont dans des festivals. Mais c'est déjà le cas. Ceci confirme le fait que, par rapport à la méthode de diffusion numérique, y compris en salle, que permettent effectivement les satellites, etc., une réorganisation profonde du secteur est en gestation. Je pense qu'on ira vers cela. Mais en même temps, je suis interrogatif. Nous avons connu à plusieurs reprises déjà des moments où nous avons dit : " Attention, telle innovation technologique est à ce point performante qu'elle supprimera tout ce qui existait antérieurement ". Or, avant que le DVD vienne remplacer la vidéocassette, il s'est écoulé des années. Par rapport aux prévisions et par rapport à l'état de la recherche technique dans ce domaine, il y a eu un décalage formidable de quasiment dix ans... C'est énorme !
Il faut constamment rester en éveil quant aux nouvelles possibilités de diffusion, mais mesurer les investissements financiers que requerraient de telles adaptations techniques par rapport au plus que ça ajouterait, pour tout ce qui est - comme vous l'avez indiqué - différenciation, individualisation, même s'il ne faut pas perdre l'espace collectif qu'on retrouve par exemple dans un théâtre. Ce n'est pas pour rien que les salles de cinéma s'appellent "théâtre" en anglais. Comment cela va-t-il se jouer ? Comment cela va-t-il fonctionner ? Là, je n'oserais pas faire un pronostic, surtout en termes calendrier.
C. : Vous avez raison. Les gens auront toujours envie de se retrouver dans des espaces collectifs, ne fussent que les jeunes pour échapper au ghetto des parents. Il y a aussi une chose dont j'aimerais vous parler : le DVD. Benoît Peeters vient de réaliser un DVD sur Alain Robbe-Grillet, récemment, à la belge, c'est-à-dire avec peu de moyens. N'est-ce pas une piste complémentaire ? Et par ailleurs, est-ce que le DVD - c'est ce qui se produit en France actuellement grâce à Jack Lang -- n'est pas un support intéressant pour véhiculer le cinéma à l'école ? Le DVD a un autre avantage, il peut être scindé et donc consulté par chapitres...
H.I. : Ecoutez, nous sommes tout à fait d'accord., il faut aller dans ce sens-là. Mais pour le moment, nous avons tellement de difficultés à nous tenir à la hauteur par rapport au financement du cinéma, qu'on n'a malheureusement pas d'espace budgétaire complémentaire, malgré les demandes qui sont faites. Avec la Cinémathèque, qui était justement anciennement la Cinémathèque du Ministère de l'Education, d'où proviennent des documentaires assez remarquables, notamment des films sur l'art, il y a une réflexion qui est en cours pour justement produire des documents avec des producteurs indépendants et la R.T.B.F. Des documents qui seraient des supports pédagogiques tout à fait intéressants. Donc, c'est la confirmation qu'il faut chercher dans ce sens-là. Pour le moment, nous faisons ce travail avec des millions comptés à l'unité sur une main. Alors je pense que l'intelligence, l'imagination, le talent font des miracles, mais vous savez bien que ce n'est que jusqu'à un certain point. Globalement, ce que vous dites est tout à fait juste. Il y a là aussi un espace de déploiement et de développement qui devrait faire l'objet d'un travail conjoint, par exemple avec la France. Parce que nous avons - bien que le DVD permette le multilinguisme - une unité linguistique commune et un ensemble d'établissements scolaires. La difficulté, pour nous, est la même que pour le cinéma : dans notre pays de neuf millions d'habitants, un film coûte la même chose que dans un pays de cent millions d'habitants. Une émission de télé coûte le même prix. On a chaque fois cette difficulté, malheureusement, que vous connaissez bien, de financement qui nous bloque. Et si on n'a pas le levier au pouvoir public, on s'aperçoit que malheureusement, l'industrie privée ne le génère pas automatiquement. Donc, oui à la perspective, mais avec un chantier terriblement chaotique dans lequel il faut déchiffrer, défricher et obtenir des moyens supplémentaires. La perspective de moyens supplémentaires, c'est 2004 pour la Communauté française. On est déjà début 2002...
Photos : JMV