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Festival Courtisane

Publié le 09/03/2020 par Sarah Pialeprat et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

Dommage, c'est ce qu'on aurait pû voir, mais qu'on verra peut-être plus tard?!

 

Tous les ans, au mois d'avril, et depuis plus ou moins 15 ans, la ville de Gand accueille Courtisane un festival de cinéma qui cherche à inventer un espace de pensée hors des sentiers battus, une sorte d'exploration des relations possibles entre le cinéma, la fiction et la politique. Au cours des différentes éditions, les spectateurs ont eu la chance d'y croiser Jacques Rancière, Wang Bing, Pedro Costa, Susana de Sousa Dias, Lav Diaz et bien d'autres encore...

Pour parler du festival et de la prochaine édition qui aura lieu du 1er au 5 avril, rendez-vous a été pris à CINEMATEK avec Stoffel Debuysere, programmateur du festival.

Cinergie : Pourriez-vous nous dire d'où vous venez, et ce qui vous a conduit à l'organisation de ce festival, Courtisane ?
Stoffel Debuysere : J'ai étudié les sciences politiques, et très jeune, j'ai commencé à travailler pour un cinéma... au bar en fait ! Mais j'étais un grand cinéphile. Petit à petit, j'ai commencé à programmer des films que j'aimais bien et puis à organiser des concerts, des performances aussi. J'ai travaillé alors pour différentes institutions, comme Argos à Bruxelles et j'ai intégré ce collectif, Courtisane, qui venait d'être créé par des amis. Nous montrions des films, c'était assez informel au début. C'était comme des grands barbecues avec des projections, et puis les choses ont évolué : le programme s'est développé et Courtisane est devenu un vrai festival avec une réputation internationale, même s'il reste à taille humaine.

C. : Quelle est la ligne éditoriale de Courtisane ?
S. D. : Je crois qu'il y a deux mots qui sont importants pour nous : Résistance et Résonance. On s'intéresse aux œuvres, aux films qui provoquent des émotions, qui invitent à une aventure de perceptions, une aventure de pensée, mais dans la mesure où ils résistent : ils résistent à la loi du marché, ils résistent au formatage et on essaie de les faire résonner, de les faire circuler d'une manière inattendue. On envisage le cinéma comme un tout, avec tous ses possibles. Pour nous, il n'y a aucun différence entre courts-métrages, longs-métrages, fictions, documentaires etc. Le cinéma est peut-être de tous les arts, celui qui est le plus formaté mais nous on s'en fout, on ne place les films dans aucune catégorie et c'est pour cela que ce n'est pas très facile d'en parler car on n’entre dans aucune case.

C. : À quoi un spectateur doit-il s'attendre en arrivant sur le lieu du festival ?
S. D. : Chez nous, il n'y pas de tapis rouge (ndlr : ni bleu), il n'y a pas de lounge VIP, pas de compétition non plus, et c'est peut-être pour tout cela que la presse ne s'intéresse pas trop à un festival comme Courtisane en général ! Je crois que ce que l'on peut dire de Courtisane - et y voir - c'est que nous travaillons avec une certaine passion et surtout une totale liberté. Nous sommes là pour partager les choses que l'on aime et un festival est avant tout un lieu de partage. Il y a, à Courtisane, un esprit de cinéphilie militante et une grande convivialité.

C. : Qui va t-on rencontrer cette année au mois d'avril ?
S. D. : Chaque année, nous organisons une section intitulée Artist in focus et pour cette nouvelle édition, notre invité est Kevin Jerome Everson, un artiste afro-américain qui fait des portraits de la classe ouvrière. Il a déjà réalisé plus de 160 films en moins de 20 ans, et il filme les faits et gestes des travailleurs noirs américains dans leur quotidien de travail et de loisir. Il a une attention exceptionnelle pour les spécificités des lieux, du langage, du mouvement qu'il filme.
Le deuxième invité d'Artist in focus est Lis Rhodes, une cinéaste britannique. Elle pratique un art assez radical depuis les années 70 et remet en cause les structures dominantes à la fois du langage, des médias mais aussi du cinéma. Son point de vue est un point de vue féministe et sa pratique inclut également la performance et l'écriture, l'analyse politique.
Nous avons également monté un programme historique avec les films faits dans les années 70 et 80 par quatre cinéastes féministes du monde arabe : Assia Djebar, Jocelyne Saab, Atteyat al-Abnoudy, et Heiny Srour. Le programme s'appelle Out of the shadows, ce qui veut dire « sortir de l'ombre ». Nous voulons donner à ces cinéastes toute l'attention qu'elles méritent et Heiny Srour sera présente cette année. Pour ce programme spécifique, il n'y aura pas uniquement des projections mais aussi des rencontres, des conférences, et tout cela sera accompagné d'une publication qui rassemble une sélection des écrits et des entretiens avec ces quatre cinéastes. Les films que ces femmes ont réalisés il y a trente ou quarante ans résonnent incroyablement avec le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui.

C. : Le festival a lieu à Gand, dans plusieurs endroits, mais les Bruxellois pourront aussi avoir une petite part du festival !
S. D. : Oui en effet, le festival a lieu principalement à Gand, mais aussi à CINEMATEK. Par exemple le programme Out of shadows a été fait avec CINEMATEK car on montre des copies d'archives, de collections qui sont parfois difficiles à trouver. C'est très important pour nous de travailler avec une institution comme CINEMATEK qui nous permet d'avoir accès à des collections rares et de partout.

(ndlr : Les films de Kevin Jerome Everson seront aussi projeté du 6.04 au 17.04 à CINEMATEK)

C. : Quelle place le cinéma belge tient-il à Courtisane ?
S. D. : Les choses ont changé. D'abord, nous recevons de plus en plus de films belges. Les mentalités ont changé aussi. On a pris conscience qu'il est important de montrer des œuvres belges, ce qui n'était pas vraiment le cas il y a quelques années. Ensuite, il faut quand même dire que les lieux qui montrent des œuvres risquées, des films de recherches, il n'y en a pas beaucoup en Belgique et du coup, Courtisane a aussi la responsabilité de rendre compte de cela... Ce qui n'est pas facile, car on est une petite structure, mais malgré tout nous essayons de donner de la visibilité aux films belges. Cette année nous montrerons This day won't last de Mouaad el Salem, mais aussi Catskin (Alle Sorten Rauh) d'Ina Luchsperger, le portrait d'un adolescent en Allemagne, le dernier film de Manon De Boer sur quatre jeunes danseurs et puis le film +6 Gain réalisé par Jorn Plucieniczak et qui observe de manière très sensible un groupe de jeunes.

C. : Voyez-vous une évolution dans les films belges que vous voyez ?
S. D. : Je pense qu'en Belgique, il y a de plus en plus d' œuvres personnelles, d'artistes qui font un travail de recherches. Il y a également de plus en plus de films qui proposent un engagement politique, un intérêt pour la notion d'émancipation. Les approches ont changé ces dix dernières années. Nous sommes des programmateurs, mais nous sommes aussi pour la plupart des enseignants, nous travaillons avec des jeunes artistes et nous sentons que les sensibilités changent. Et puis, il y a également de plus en plus de films faits par des femmes et ce sont des films que nous avons envie de montrer ! Attention, pas parce qu'ils sont faits par des femmes mais parce qu'il est évident qu'ils abordent des sujets très contemporains, plus aventureux...

C. : Qui est le public du festival ?
S. D. : Des fidèles mais également énormément d'étudiants ! C'est un public très jeune, pas seulement de Gand mais de partout, qui ne cesse de se renouveler et qui augmente chaque année. Les gens sont curieux et c'est normal car il y a quand même des choses incompréhensibles au niveau de la diffusion des films en Belgique. Quelqu'un qui a reçu le Léopard d'Or à Locarno cette année, Pedro Costa n'a aucune diffusion en salles... Du coup, Courtisane passera son film Vitalina Varela. En 2018, nous avons fait la même chose avec le film de Wang Bing ! Ces films qui sont pour nous de grands films populaires ne trouvent aucun distributeur qui accepte de prendre le risque de les sortir. Il y a pour nous une certaine nécessité.

C. : Y a-t-il au cours des éditions précédentes une rencontre qui vous ait laissé un souvenir inoubliable ?
S. D. : L'année dernière, nous avons montré deux courts-métrages de Fronza Woods, une réalisatrice afro-américaine. Elle a tourné deux films, un en 1979, et l'autre en 1982. Déjà, ces deux courts-métrages sont extraordinaires. Le premier Killing Time suit une femme alors qu'elle prépare son suicide. Et le second Fannie's Film suit Fannie Drayton, une femme de ménage âgée de 65 ans. Après ces films de 9 et 15 minutes, elle n'a jamais plus tourné. La conversation avec elle a été incroyable, d'une grande générosité, d'un grand sens de l'humour... Nous sommes devenus des amis. C'est la même chose avec Lav Diaz... Des rencontres comme celles-là vous redonnent de l'espoir ! Pas seulement dans le cinéma, mais aussi en l’humanité  !

 

Courtisane aura lieu du 1er au 5 avril.

Toutes les infos sur https://www.courtisane.be/

Un extrait de la conversation avec Fronza Woods est visible ici : https://vimeo.com/361861950

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