Cinergie.be

Filmmagie - Entretien avec Bülent Ozturk à propos de « BLUE SILENCE »

Publié le 08/11/2017 par Filmmagie / Catégorie: Entrevue

Tout autant que Zagros, de l’irakien kurde Sahim Omar Kalifa (lauréat le plus récent du Film Fest de Gand), Blue Silence, du cinéaste belgo-turco-kurde Bülent Öztürk, qui avait fui la Turquie dans les années 90 parce qu’il avait refusé d’y effectuer son service militaire, s’est imposé au même festival comme le digne représentant du cinéma kurde et ce, même si nous regrettons l’absence dans la sélection du documentaire Radio Kobani du turco-kurde Reber Dosky, l'une des révélations de l'IDFA 2016.

FILMMAGIE: Blue Silence est dédié à votre père. Dans une scène particulièrement émouvante, quelqu’un crie « Papa » à deux reprises.
BÜLENT ÖZTÜRK : Je dois toute mon éducation à mon père. C’est lui qui m'a appris à comprendre les autres. Il m’a inculqué le pardon, à chercher la paix à tout prix !... Il me disait toujours « On ne lave pas le sang avec du sang. Le sang se lave avec de l'eau! ». C'est la raison pour laquelle on retrouve souvent ce motif de l'eau dans mes films. Le thème de la recherche d’un père par son enfant est un sujet universel, qu’il s’agisse de la disparition ou de la mort de ce père. Hakan, mon personnage principal, ressent une grande culpabilité. La recherche de sa fille le rendait plus fort. On peut dire qu’il a aussi grandi grâce à sa fille. Le père de mon film n'est ni plus ni moins important que mon père dans la vie. Mon personnage principal se retrouvera confronté à son passé.

FM : Vous parlez de cette longue scène à la fin du film?
B.Ö. : Quand il est sorti de l’hôpital et qu’il a été renvoyé à la maison, il avait avec lui une boîte qui contenait deux choses : une arme et une cassette vidéo sur laquelle tout son passé était enregistré. Il a tué le chien de sa fille, tué un enfant… sans parler des autres meurtres qui pèsent sur sa conscience, que nous ne voyons pas dans le film mais que nous pouvons imaginer. Cette scène de retour en arrière à la fin du film est également le début. C’est une boucle parce que c'est le moment précis où il est devenu fou.

FM : A quel point est-ce que le fait d’avoir tué le chien de sa fille a joué dans sa plongée dans la folie ?
B.Ö. : Ce que j'essaie de dire, c'est qu’il y a eu de nombreuses victimes dans tout le pays, que Hakan était impliqué en tant que soldat. Qu'il a fini dans une institution psychiatrique parce qu'il avait ramené une arme à la maison et tué un chien. Quand il rencontre enfin sa fille devenue adulte, après de nombreuses années, elle lui dit : « Quand tu dormais, je venais toujours te voir ! » Par « dormir », elle veut dire qu’il était sous l’influence de tous ces médicaments qu’il prenait. A l’époque, il était tombé dans une profonde dépression. Il ne pouvait plus entendre certains sons et ne fonctionnait plus en tant qu’être humain au quotidien. Sa fille n’a jamais pu lui pardonner d'avoir tué son chien. D'un autre côté, vous avez un peuple, les Kurdes, qui sont prêts à vivre avec les Turcs et à leur pardonner. C'est le message du film.

FM : Nous n’avons qu’une vague idée de où et quand Blue Silence se déroule. Mais vous montrez malgré tout des images d’archives où l’on voit la cruauté et le côté implacable de l'armée turque dans la région kurde dans les années 90…
B.Ö. : C'était un choix délibéré. Pendant le tournage, j'ai été confronté à un sérieux dilemme. Tout juste deux ans avant les premières prises de vue, il y a eu cette terrible attaque à la bombe durant le processus de paix à Ankara, ainsi qu’un conflit civil dans le nord-est de la Turquie. Depuis les années 90, je voulais donc modestement apporter ma contribution personnelle au processus de paix, prôner une cohabitation entre les Turcs et les Kurdes. La guerre n'est jamais un moyen de résoudre quoi que ce soit. Asseyons-nous autour d’une table et écoutons-nous les uns les autres ! C'était l'intention. Mais alors que nous tournions, Erdogan a déclaré – ce sont ses chiffres – que 10.000 personnes avaient été tuées : 9000 kurdes et 1000 soldats turcs. Des dizaines de villes kurdes, pas de villages, ont été balayées de la carte ! Ce fut un choc pour moi. La réalité a rattrapé la petite fiction que j’avais en tête. C'était une situation extrême à laquelle je ne savais comment réagir. Je voulais montrer que le problème était d’actualité. Dans les années 90, cela se limitait à des régions éloignées dans les montagnes. Mais en 2015, 2016, la même chose s’est produite aux yeux du monde entier ! Par conséquent, je me suis senti obligé de ne pas situer mon film à une époque bien précise. Parce que, que ce soit dans les années 70, 80, 90, etc., la Turquie a toujours eu recours à la violence contre les Kurdes et d'autres minorités.

FM : Vous voulez dire que la violence envers les Kurdes a toujours existé?
B.Ö. : Ce que j’ai voulu montrer par le biais de Hakan, un ancien soldat qui semble toujours se contenter d’observer sans dire un mot, c’est un personnage qui contient plusieurs couches insoupçonnées : porteur de secrets, il vit prisonnier d’une sorte de déni qu’il a le plus grand mal à abandonner. Il est le symbole d’un pays comme la Turquie qui a également de nombreux secrets. Et celui qui cache des choses n’a pas de prise avec la réalité, il reste assis dans le noir. C’est pour ça que la dernière demi-heure du film se déroule dans l'obscurité. Seule une petite lumière dans l’obscurité peut l’aider lorsqu’il il brûle ses boîtes, se débarrasse de son passé... La société en Turquie n'est pas transparente. On le constate notamment dans les relations familiales, même si c’est par crainte du système. En Turquie, il y a un dicton : « vous devez emporter vos secrets dans la tombe ». Ici, en Belgique, pays de culture catholique, les gens révèlent tout pour se sentir mieux.FM : Le film contient une scène magnifique, très émouvante : celle où Hakan rencontre sa fille. Aux yeux de cette dernière, il est mort. On ressent pourtant un énorme besoin d'affection de part et d’autre.

B.Ö. : Sa fille le dit littéralement: « Avant de venir ici, j'ai relu mon journal ». Et l’enfant a gardé quelques très beaux souvenirs très précis de son père. Mais il y a également un lourd traumatisme. « Quand Papa était en service militaire dans l'Est, jusque-là, tout allait bien ». Mais lorsqu’il a commencé à devenir violent, agressif et a tué son chien, c'était fini pour elle ! Ce que son père ne veut pas admettre ! Il cherche une réconciliation, il arrive avec de vieux souvenirs, des codes : il a un cadeau pour elle, il a commandé un gâteau aux framboises et lui dit : « Mais tu ne l’as même pas goûté! » Ce sont des références indirectes au passé. Pour lui, elle est encore une enfant…

FM : Le « bleu » du titre Blue Silence est-il une référence au bleu profond de la nuit?
B.Ö. : En chemin vers mon lieu de naissance, avec deux amis, nous sommes arrivés à un barrage où l'eau était incroyablement bleue. Et j'ai réalisé qu'entre ce bleu-là et le bleu céleste, il y avait énormément de laideur. Je leur ai parlé des nombreux villages qui avaient été décimés, je leur ai fait remarquer que les ossements des personnes assassinées traînaient encore partout dans les rues. Alors j'ai dit : « Taisons-nous un instant! » C'était un moment très fort entre nous trois. Je voulais garder ce moment comme point de départ. Le silence dans le film est parfois inconfortable. Mais en tant qu’observateur, on devait ressentir le silence des personnages et réfléchir à ce qu’il signifie. Dans mon Kurdistan, le ciel est bleu pendant sept mois, de mars à octobre. Mon frère m’a encore dit hier : « Tu as l’air un peu fatigué, tu devrais revenir et dormir sous ton ciel bleu! »

FM : Vous avez réalisé deux courts-métrages très réussis et maintenant ce long-métrage... Diriez-vous qu’ils se complètent ?
B.Ö. : Ils se complètent dans leur narration et dans le fait qu’ils s’inspirent tous de mes souvenirs. J'ai choisi de ne pas entrer en politique. Au début des années 2000, j'ai commis un parricide symbolique et « enterré » mon père dans le jardin. J'ai étudié les sciences politiques et sociales à l'université d’Anvers. À un moment donné, je me suis rendu compte qu'en fait au départ, c'était également le souhait de mon père. J’ai donc accompli son rêve malgré moi, même si ce n’était pas mon objectif. Mon père était une sorte de bourgmestre, un « muftar », âgé de 37 ans. Il était très aimé, un homme de paix. Mais je voulais être « Bülent », pas le fils ou le frère de... J’ai dû me battre pour mon indépendance pendant des années, pour réellement devenir « Bülent ». Quand j'étais enfant, mon père me disait : « Un jour, je viendrai sonner à ta porte en pleurant et je dirai : « Je suis le père du gouverneur Bülent » ». Il faisait ça pour m'encourager à étudier parce qu’à la maison, j'étais le seul à lire des livres, à développer un sens critique.

FM : Blue Silence est un film au langage visuel très fort, avec plusieurs styles narratifs très différents…
B.Ö. : C’était déjà le style de mes courts métrages. Avec Blue Silence, je voulais proposer trois regards différents. Dans l'hôpital, qui est aussi une sorte de prison, il fait froid, désagréable. Dans les scènes en ville, le style narratif et les images sont plus dynamiques. On entend les oiseaux, l'eau qui coule, les bruits de la rue, on voit la solitude des gens. Et dans la dernière partie, lorsque le héros rend visite à son compagnon d’armes, j’ai à nouveau adopté un style très différent.

FM : Vous avez déclaré que Yol, de Yilmaz Güney, Palme d’Or du Festival de Cannes en 1982, est le film qui vous a donné envie de faire du cinéma. Et que c’est comme ça que vous êtes venu étudier au Rits…
B.Ö. : En Belgique, je me suis fait un ami qui m’a emmené dans un vidéoclub où ils avaient Yol. C’était à l’époque où je ne parlais pas encore un seul mot de néerlandais et où je me trimbalais partout avec mon dictionnaire turc / néerlandais. Je ne connaissais pas du tout ce film. Il faut savoir que je n'ai pas grandi dans un milieu artistique, mais dans une ville du Kurdistan, à 4000 km de la capitale. Et que ma seule éducation s’est faite dans la langue turque. J'ai donc découvert ce film ici et c’est à partir de ce moment-là que j’ai attrapé le virus du cinéma. Je ne l'ai pas tout de suite compris, même s'il y avait quatre yeux rivés sur moi en permanence : ceux de mon ami Dirk et de sa femme. Ensuite, j’ai réfléchi et je me suis dit que c’était ça que je voulais faire ! Yol est le début du cinéma kurde, c’est une date importante dans l’histoire du cinéma : par sa narration, par sa réalisation, par sa façon de croquer les personnages avec cinq arcs narratifs autour de cinq personnages qui sont autorisés à quitter leur prison... Cela dit, je considère qu’Umut, un film en noir et blanc très peu connu, est d’un niveau encore plus élevé…


Interview réalisée par FREDDY SARTOR au Film Fest de Gand, le 17 octobre 2017
Traduite par Grégory Cavinato.

Tout à propos de: