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Frédéric Farucci, Le Mohican, 2024

Publié le 20/02/2025 par Katia Bayer et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Frédéric Farucci : « J’ai envie d’empoigner les imaginaires de la Corse »

À loccasion de la présentation de son deuxième long-métrage Le Mohican au festival Cinemamed, Frédéric Farucci nous parle de ses engagements, de la résistance à travers lart, mais aussi de la responsabilité de traiter un territoire cher à son cœur. Le film, porté par Alexis Manenti et Mara Taquin, ayant fait ses débuts à Venise, interroge les liens profonds entre un homme et son environnement, face aux pressions du monde moderne. Une immersion dans la Corse contemporaine, à la fois brute et poétique.

Cinergie : Le Mohican raconte lhistoire dun homme qui refuse de vendre son bien en Corse, sopposant à une pression économique de plus en plus forte. Dire « non » à long terme, se maintenir dans cette conviction est un acte difficile. Quest-ce qui vous a motivé à raconter cette histoire ? Vous aussi, dune certaine manière, vous dites non.

Frédéric Farucci : Oui, peut-être. C’est important d’évoquer un personnage qui dit non. Ce film s’inspire d’un documentaire que j’ai tourné en 2017, dans l’extrême sud de la Corse, sur un homme qui se voyait comme une anomalie dans le paysage. Il se surnommait lui-même « le dernier des Mohicans », et exprimait son inquiétude quant à la transmission de son exploitation à ses fils. Il craignait qu’un jour, ils aient à faire face à une offre d’achat et qu’ils n’aient pas la force de dire non comme lui. Ce sentiment de résistance m’a touché profondément. J’ai voulu extrapoler cette histoire en imaginant un berger qui dit non, qui va à l'encontre du mouvement du monde, à l'encontre de ce que réclame cette civilisation où les préoccupations économiques prennent le pas sur tout le reste.Il y a quelque chose qui me touche énormément dans le fait qu'un individu organiquement lié à un territoire s'y sente menacé ou en soit chassé.

 

C. : Le film est une fiction qui se base sur un documentaire réalisé en 2017. Il y a donc un certain écart temporel. Quavez-vous conservé de ce documentaire dans la fiction, à part le personnage de Joseph ?

F.F. : Ce que ce personnage m’a permis d’explorer, c’est un contexte, un lieu. La bergerie où il vit se trouve dans une presqu'île splendide, mais où l’on ressent clairement que ce paradis est menacé, que la pression est omniprésente. Les constructions arrivent. Ce contexte est déjà une histoire en soi. Dès les repérages, mes comédiens et techniciens ont été frappés par l'atmosphère du lieu. Ce fut une expérience physique, presque instinctive. Quant à la fiction, même si nous avons ajouté des éléments imaginaires,  aucune scène qui se déroule dans le film n'est irréaliste, chaque scène du film est ancrée dans la réalité de la Corse, dans les sept années qui séparent ce film du documentaire.

 

C. : Est-ce que filmer des personnages masculins vous intéresse particulièrement ?

F.F. : Pas vraiment. J’aime explorer des duos de personnages, souvent opposés, qui luttent, résistent, peu importe leur genre.

 

C. : Vous naviez pas encore abordé ce thème de la résistance dans vos précédents films ?

F.F. : Non, ce n’est pas une thématique que je cherche à imposer. Mais ce que je remarque, c’est que mes projets naissent souvent d’une rencontre avec des situations qui me perturbent profondément. J'ai envie d'empoigner un sujet de cinéma dès lors que dans ma vie d'individu, de citoyen, je me heurte à quelque chose qui me bouleverse, qui me trouble, et qui fait que les mots ne suffisent plus. Je me heurte à des forces, comme le capitalisme omniprésent, qui m’indignent. C’est cette indignation qui m’incite à filmer des personnages qui disent « non ». Ma voix est peut-être minoritaire, mais elle est la mienne, et c’est ce qui m’intéresse : l’expression d’une résistance, individuelle et collective.

 

C. : Il est souvent difficile de maintenir sa conviction sur le long terme, surtout dans le monde du cinéma où les projets prennent du temps. Comment gérez-vous cette question du temps et comment tenez-vous sur la durée ?

F.F. : C’est vrai, c’est difficile. Mais c’est précisément ce qui rend la chose passionnante. C'est pour ça qu'il faut avoir des sujets importants pour soi-même, pour continuer à avoir le désir et la foi en soi. Le temps de maturation d’un film est crucial, tant pour le projet que pour soi-même. Le temps de création permet de comprendre en profondeur, de se découvrir, et de prendre le temps d’agir. Le cinéma, à sa manière, est une forme de résistance. On peut manifester, on peut voter, mais, en tant que cinéaste, je trouve qu’il y a quelque chose de profondément actif dans la fabrication d’un film. C’est un travail de résistance, même s’il prend du temps.

 

C. : Vous avez fait plusieurs courts-métrages avant de passer au long. Le court-métrage vous a-t-il aidé à vous construire en tant quindividu et cinéaste ?

F.F. : Oui, absolument. Le court-métrage a été essentiel dans mon parcours. Ce n’est pas un « sous-long-métrage ». Un court-métrage, c'est un film à part entière. Il y a des histoires qui nécessitent des durées courtes et d’autres qui nécessitent des durées longues. On cherche tous à passer au long-métrage quand on est dans le court-métrage parce qu’on n'arrive pas à vivre du court-métrage, parce qu'il y a un problème d'exploitation commerciale et de visibilité qui font que le court-métrage reste quand même confiné aux festivals. C'est passionnant, en fait, de faire des courts-métrages et de les présenter en festival, mais effectivement, c'est compliqué d'en vivre. Après, moi, je pense que le passage par le court est essentiel. J’ai appris la mise en scène, l’écriture, à travailler avec les comédiens, les techniciens grâce au court. Je suis autodidacte, et ce passage par le court a été fondamental. Cela a représenté une expérience qui reste très vivace et qui a été absolument joyeuse, épanouissante et formatrice. C’est dans les courts que j’ai découvert toute la richesse du travail d’équipe, les propositions multiples et la force de la collaboration.

 

C. : Le Mohican a failli être un court-métrage. Comment avez-vous transformé ce projet en long ?

F.F. : C’est une histoire de circonstances. Le projet était prévu comme mon cinquième court-métrage, mais il s’est avéré que j’étais trop limité par le format pour raconter pleinement l’histoire. En essayant de la condenser, beaucoup de parts importantes auraient été amputées. C’est ce qui m’a poussé à en faire un long-métrage pour pouvoir développer cette histoire de manière plus complète.

 

C. : On parle souvent de limportance du travail des comédiens, mais plus rarement de celui des techniciens. Quest-ce quils vous apportent dans votre travail ?

F.F. : Les techniciens jouent un rôle fondamental. Ce sont eux qui rendent le film possible, qui m’aident à le concrétiser. J’ai énormément appris d’eux, et beaucoup d’entre eux sont devenus des partenaires réguliers. La relation avec l’équipe de plateau, la gestion de l’énergie collective, est un apprentissage continu. Travailler avec eux me pousse à m’améliorer constamment, et c’est un réel plaisir de créer avec des personnes aussi talentueuses.

 

C. : Pour vous, tourner en Corse a-t-il été une manière de revenir à vos racines ? Et comment gérez-vous la question de la légitimité à traiter de ce territoire ?

F.F. : C’était vital pour moi. La Corse est mon territoire, et j’ai envie de m’emparer de ses imaginaires. Il y a une légitimité à traiter un lieu que l’on connaît profondément, et pour moi, c’est une évidence. Je me suis rendu compte que je travaillais beaucoup plus vite, de manière plus instinctive, sur ce territoire. Il y a une sorte d'évidence par rapport au territoire, par rapport aux situations que j'évoque, par rapport aux personnages que je traite.

La Corse, particulièrement, est un territoire qui a souffert pendant des siècles de clichés venus des actualités, de la littérature, du cinéma. On est plusieurs - cinéastes et écrivains corses - à partager ce sentiment. Il y a un vrai besoin de prendre en charge nos propres imaginaires, d'évoquer avec nos mots, nos images, ceux et celles de notre île, et de traiter de la Corse contemporaine telle qu'on la sent. 

En tant qu'insulaire, je peux assumer cette responsabilité de traiter de mon territoire avec ma subjectivité. Et c'est d'ailleurs une question que je me suis assez peu posée en écrivant et en fabriquant le film. Par contre, une fois que le film était fini, j’étais soucieux de savoir comment il allait être perçu en Corse, comment les autres insulaires allaient ressentir ma vision de ce territoire. Ça s'est très bien passé donc je suis très rassuré à ce niveau-là.

 

C. : Quel rôle jouent les festivals, comme Venise ou Cinemamed, dans votre parcours de cinéaste ? 

F.F. : Les festivals sont essentiels. Ce sont des moments privilégiés où le film n’est pas encore dans la nature, où l’on peut encore l’accompagner. C’est aussi un moment de rencontres, d’échanges, avec le public et avec d’autres cinéastes. Ce sont des lieux essentiels parce qu'on vit beaucoup de moments seuls quand on est cinéaste. Les festivals, ce sont des endroits passionnants où on retrouve des consœurs et des confrères. Les festivals permettent de ressentir les réactions, de sentir l’impact du film, et parfois, de découvrir des résonances inattendues. À Venise, les Vénitiens me disaient : « Il y a 50 ans, nous étions 500 000 habitants. Aujourd’hui, nous sommes 50 000. Nous ne nous considérons plus comme des habitants de Venise, mais comme des résistants. Votre film nous parle, il raconte autant notre territoire que le vôtre. » J’ai eu une expérience similaire à Thessalonique, en Grèce. Il est frappant de voir à quel point, en traitant de questions très locales, le cinéma permet de toucher à des problématiques qui résonnent de manière universelle. Ces spectateurs se considéraient comme des résidents, et aujourd'hui, ils se voient comme des résistants.

 

C. : Votre film a bénéficié du soutien de la Fondation Gan, qui s’intéresse aux premiers et aux deuxièmes longs-métrages. Quest-ce que ce soutien a représenté pour Le Mohican ?

F.F. : Le soutien de la Fondation Gan a été crucial, car il s’agissait du premier financement obtenu pour le film. Cela a été une source de confiance et de visibilité. Cela nous a beaucoup aidées, mes productrices et moi, car cela a validé notre projet auprès d’une commission très sélective, ce qui nous a permis de rassurer les partenaires suivants. Lors de l’oral devant la commission Gan, nous n'étions pas limités par le temps, comme dans d’autres commissions. Nous avons pu échanger pendant une demi-heure avec des professionnels, et j'ai eu la sensation d’être dans une véritable discussion cinématographique autour de mon projet. C’était une expérience agréable. Cet oral était à l'image de l'accompagnement de la Fondation Gan par la suite. Bien sûr, ce soutien ne suffit pas à financer un film, mais en termes d’aide à la construction et au développement du projet, il a été très précieux.

 

C. : Alexis Manenti et Mara Taquin, deux comédiens professionnels, sont au casting du film. Ils jouent aux côtés de non-comédiens. Comment votre choix s’est-il porté sur eux ?

F.F. : Le casting du film a été construit de manière authentique. Comme je l’ai mentionné, j’ai conçu le film à partir d’un documentaire, et j’avais vraiment envie d’enrichir mon casting avec des personnes issues du réel. Avec Julia Allione, la directrice de casting, nous avons fait de nombreux castings, à la fois sauvages et classiques. Je ne pouvais pas demander au berger du documentaire de jouer son propre rôle, car il était trop âgé et c’était un rôle clé. Il fallait que la personne puisse porter le film du début à la fin. Lorsque Alexis est arrivé pour les essais, il a dégagé une intensité et une vérité impressionnantes, au point que je n'ai pas pu le sortir de ma tête. Ce que j’apprécie chez lui, c’est ce mélange d’archaïsme et de modernité qui collait parfaitement au personnage que j’avais imaginé. Il a ajouté une complexité et une sensibilité au rôle. Cette rencontre a été passionnante, et Alexis a constamment dépassé mes attentes, tant par ses propositions que par ses interactions avec moi. Je pense que cela a aussi été une expérience bouleversante pour lui, car il a rencontré le véritable berger et a effectué un stage auprès de lui. Cela l’a plongé dans une situation qui l’a amené à des réflexions nouvelles.

Quant à Mara Taquin, le casting était plus classique. Ce personnage avait dès le départ été conçu comme d’origine corse, mais vivant hors de Corse. J’avais envie de trouver une comédienne qui ne soit pas insulaire. J’ai donc effectué un casting de comédiennes francophones. Très vite, j’ai été frappé par son talent, la qualité de son jeu, mais aussi par son engagement politique. Nous avons commencé à discuter politique, et j’ai trouvé une petite sœur sur le plan intellectuel. Nous partageons une vision du monde assez proche, une pensée plutôt anarchiste. C’était crucial pour incarner ce personnage, qui est très politisé, qui donne un contenu politique au refus de son oncle. Ce dernier dit non sans justification, alors qu’elle donne une dimension politique à son refus et rassemble autour d’elle. Il fallait quelqu’un avec une pensée politique, et c’est ce que j’ai trouvé chez Mara.C’était un réel plaisir de travailler avec eux, et bien que leurs scènes ensemble soient rares, leur confrontation à l’écran a été un vrai bonheur à mettre en scène.

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