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I Am The Same, I Am An Other de Caroline Strubbe

Publié le 15/04/2014 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

La traversée

Avec I Am The Same, I Am An Other, Caroline Strubbe réalise le second volet de sa trilogie entamée avec Lost Persons Area en 2009. Si les deux films peuvent se voir indépendamment, ils restent inséparables. Il faut les voir l'un après l'autre pour saisir toute la beauté et la profondeur qui les hantent. Alors qu'elle prépare le dernier volet de cette trilogie, on se prend à rêver d'une seule et unique projection qui enchaînerait les films les uns après les autres. Un triptyque saisi en quelques heures qui permettrait d'embrasser toute l'ambition de ce vaste projet : une longue et lente dérive cinématographique vers le grand nulle part, une douce descente dans l'enfer de notre monde en déliquescence.

photo du film I Am TheSame commence là où Lost Persons Area se terminait. Là, une voiture s'éloignait rapidement dans l'horizon poussiéreux d'une plaine rythmée à l'infini de hauts pylônes d'acier. Ici, dès les premières images du film, la même voiture s'enfonce dans la nuit jaune et délavée d'un tunnel. Là, une première errance, amoureuse et psychique se terminait en drame, celle d'un couple lié jusqu'à la mort, perdu au fond d'une plaine avec leur petite fille silencieuse et fugueuse. Ici, commence une autre errance, physique cette fois, déchirante, flottante entre la vie à habiter et la mort à quitter, celle de cet autre couple recomposé, l'homme par le biais duquel tout le drame s'est noué et cette même petite fille.

photo du film

L'enfant s'était installée dans la voiture, ils sont partis. Pas à pas, Strubbe les suit dans cette fuite sans fin ni but. Lui est un ouvrier immigré, elle une petite fille qui, inlassablement, échappe aux mots, aux murs, collectionne les objets, les déchets comme on préserve des bouts d'existence de l'oubli. Il la cache, longe les murs, la protège. Comment expliquer sa présence ? Il fuit. Deux vagabonds. Un début de road movie, interrompu par la traversée de la Manche, dans le ventre d'un bateau tout en acier, jusqu'à la côte anglaise où, dans une petite villa, ils vont se réfugier, eux qui ne font « que passer », « passing through », passer à travers, la solitude, la culpabilité, la mort, le deuil... Strubbe alterne une caméra portée près des corps et des visages, en symbiose, en empathie qui scrute les visages, les silences, les gestes. Et des plans très larges, le plus souvent fixes, baignés de lumières froides et diaphanes. Elle filme un monde trop grand pour ces êtres fragiles dans ces vastes plans d'ensemble où l'horizon est aussi morne et froid que les machines gigantesques qui le parsèment, les immeubles livides qui l'habitent. Un territoire inhumain, et éteint, en décrépitude. Un no man's land qui n'est pourtant rien d'autre que la lisière de notre réalité, que l'espace aride qu'il nous est donné d'occuper. Et finalement, sur un bord de mer grisâtre, bleuté, près d'une ville côtière, fantomatique et vide dans un hors-saison, ils vont trouver le lieu de leur refuge. Entre eux, le silence épais prédomine, hormis quelques mots échangés parfois, la tentative d'apprendre leur langue respective. photo du film
Là, Tess reconstruit son univers, nettoie, détruit, s'use les mains jusqu'au sang, remplit ses tiroirs d'animaux morts, détricote une chaussette, puis apprend à tricoter. Elle accumule encore des objets, des traces du monde après avoir tout abandonné derrière elle. Lui, erre la nuit, boit, rencontre une femme, revient, dort, prend soin d'elle. À petits pas, de petits gestes en échanges doux, tous les deux vont, peu à peu, accrocher délicatement l'un à l'autre, s'apprivoiser et traverser un peu leur mal. I Am The Same, I Am The Other avance par touches impressionnistes, de silences en gestes minutieux, dans la pudeur de souffrances terrassantes qu'il effleure avec délicatesse. Lent et tendre, dur et froid, poignant et révoltant.
Car dans cette île, patiemment reconstruite, territoire de leur douleur, l'autre monde, celui qui régit les lois et les règles de tous vient de nouveau sonner le glas du repos, de l'écart, avec une violence fracassante. Au moment où la couleur ressurgit, deux bonnets rouges, un maillot de bain jaune, au moment où ils dénouent leurs corps dans l'eau claire avec joie et douceur, l'impératif de la normalité fait retour avec son ordre et ses chiens de garde. Dans Lost Person Area, se posait la question déjà de l'être à part, celle d'une existence qui s'est choisie à côté. De nouveau, ce lien ténu et réparateur, la société, en faisant irruption dans leur univers, vient le piétiner, aveugle à la délicatesse d'émotions indicibles. Le troisième volet de la trilogie verra-t-il le bout du tunnel ? Quelques éclaircies sur la froideur désertique du monde que raconte Caroline Strubbe ?

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