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Inclassable (Don't Put Me In A Box) de Romain Girard

Publié le 02/10/2025 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Voyez comme on danse

Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphe flamand d’origine marocaine, est une figure incontournable de la danse contemporaine mondiale. Romain Girard a filmé durant deux ans cet artiste dont l’univers se nourrit d’influences multiples (de Kate Bush à Bruce Lee, de Samuel Beckett à Starmania…) et de collaborations prestigieuses (Beyoncé, Marina Abramović, Madonna...) Dans ses spectacles, il brouille les frontières entre opéra, hip-hop, comédie musicale et performance contemporaine, tout en affirmant haut et fort ses identités multiples : « Je suis arabe, blanc, homosexuel et végétalien. Quoi que je fasse, c’est politique ». Le film révèle l’homme derrière l’icône : un créateur immense, mondialement reconnu, mais accessible et simple, dont chaque œuvre porte un engagement intime et universel.

Inclassable (Don't Put Me In A Box) de Romain Girard

« Inspiré des mots de Sidi Larbi Cherkaoui », cet attachant documentaire donne la parole à sa « star » et décrit son évolution tant personnelle que professionnelle et artistique, évoquant d’abord une enfance marquée par un père qui ne l’a jamais soutenu, mort lorsque Sidi avait 19 ans. Trop féminin, l’enfant, puis l’ado, ne correspondait pas à l’idéal que son père désirait pour lui. Ce dernier le traitait d’âne. Et à son arrivée en Belgique, les Flamands l’appelaient ‘macaque’ ou ‘porcelet’ (il était alors potelé), des insultes avec lesquelles il a dû apprendre à faire la paix, en les incluant même dans son art. Il dut attendre ses 15 ans, perdre du poids, traverser le divorce de ses parents, subir une opération de l’estomac et assumer son homosexualité pour enfin pouvoir se consacrer à sa passion, la danse. 

Au cours du film, le chorégraphe explique comment son art, inspiré par ses fêlures et les fantômes qui le hantent (son père en haut de la liste), lui a sauvé la vie : à ses débuts, une grande colère grondait en lui, ses spectacles étaient pensés comme des miroirs d’une société injuste, ses personnages étaient le reflet d’un être humain manipulé et instable, montrant sa faiblesse. « Trop à affronter, trop de choses à digérer, de blessures à soigner » et un syndrome de l’imposteur qui, malgré le succès, ne l’a jamais quitté… Aujourd’hui, son art est différent : le désarroi a succédé à la colère. Son travail est toujours critique (il « danse à la limite du masochisme » pour raconter l’équilibre précaire du monde), mais le regard est désormais bienveillant : « La danse pour guérir. La danse pour toucher. La danse pour dénouer mon enfance et me libérer. J’absorbe le monde qui m’entoure, un monde qui ne cesse de se durcir ». 

Au cours des années, Cherkaoui passe sans cesse d’un pays et d’un projet à un autre : Vlaemsch (Chez moi) parle de ses racines flamandes ; Sutra, célébré mondialement, lui permet de marier ses chorégraphies à la discipline drastique des arts martiaux. Mais il met également en scène Starmania en France ou Evangelion Beyond au Japon, quand il n’étudie pas au sein d’un temple Shaolin… Une vie bien remplie et un éclectisme forcené qui cachent néanmoins une angoisse qui ne le quitte pas : « Créer, c’est ma stratégie pour survivre. Que va-t-il se passer si j’arrête ? »… Le film montre donc surtout le travailleur acharné, s’imposant une discipline de fer qui le force à se rappeler de chaque mouvement, pas, mélodie, mot et nuance de chorégraphies éminemment complexes. « Avec les mains, je développe une obsession pour les mouvements de l’être humain, le langage du corps. Les mains sont une expression et la danse devient une conversation. (…) La création est un processus, un échange constant avec les danseurs et les artistes. Quand il y a un manque, je l’explore » - comme nous pouvons le constater au cours de répétitions, expliquant sa vision, philosophant et plaisantant avec ses danseurs. La danse, plus qu’une passion, un métier ou un art, est sa philosophie. « Observation, absorption, réflexion et partage », telle est la devise d’un artiste inclassable et d’un homme dont la fragilité est devenue la force.

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