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Interview d’Yves Lavandier – L'Essence de la comédie

Publié le 18/12/2023 par Malko Douglas Tolley et Antoine Phillipart / Catégorie: Entrevue

Dans le cadre des initiatives du Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel destinées à diversifier les productions belges francophones ainsi que de la sortie de son dernier ouvrage L’Essence de la comédie aux Impressions Nouvelles, Yves Lavandier était de passage à Bruxelles afin de présenter une masterclass inédite au cinéma Vendôme de Bruxelles. L’auteur de La Dramaturgie, référence incontournable en matière d’écriture de scénario, propose dans ce nouvel ouvrage un véritable guide de la comédie. Pensée comme un outil pratique pour tous les auteurs, réalisateurs ou créateurs de contenus vidéo, L’Essence de la comédie a pour ambition de comprendre les dynamiques qui suscitent le rire et propose une méthode d’écriture.

Cinergie : Quelle est la motivation première qui vous a poussé à écrire cet ouvrage L’Essence de la comédie ?

Yves Lavandier : Plusieurs motivations différentes ont présidé à l’écriture de cet ouvrage. Il en fallait bien quelques-unes pour passer plus d’un an à plein temps à pondre un ouvrage de plus de 500 pages. D’abord, une insistance de mon éditeur Benoît Peeters aux Impressions Nouvelles. Il voyait en moi l’homme de la situation pour l’écriture d’un ouvrage de ce type. Ensuite ma volonté de rendre un hommage à Francis Veber (Le Dîner de cons, La Chèvre, L’Emmerdeur, etc.) de son vivant. Francis a désormais 86 ans et comme nous tous, il n’est pas éternel. J’ai toujours trouvé ça un peu scandaleux qu’on envoie un torrent de louanges aux morts plutôt qu’aux vivants. Il paraît que les humains sont plus sensibles aux regrets qu’à la gratitude, mais ce n’est pas mon cas. Et vu que j’aime beaucoup le travail de Francis Veber, je tenais à lui faire ce cadeau. Une autre motivation importante était mon envie, assez égoïste finalement, de me constituer une méthode d’écriture de comédies. Si cet ouvrage et cette méthode rendent service à plein d’autres gens, j’en suis enchanté. Et à travers l’écriture de L’Essence de la comédie, je me suis également rendu compte que j’avais écrit La Dramaturgie et surtout Construire un récit, également publiés aux Impressions Nouvelles, pour me constituer une méthode d’écriture, celle que j’aurais aimé trouver dans les années 80, lorsque je me suis lancé dans le cinéma, et qui n’existait pas.

 

C. : Lors de votre masterclass, vous avez présenté votre méthode d’écriture comme universelle. En quoi votre démarche s’adresse-t-elle à tous ? 

Y. L. : Socialement et politiquement, je suis très attaché à l’universalisme. Dans tous mes livres, je m'efforce de mettre au jour les mécanismes universels et intemporels du récit, dans le cas présent ceux de la comédie. En toute logique, cette méthode devrait convenir à tous, peu importe l’origine, l’époque ou même la localisation géographique. D'ailleurs, je cite des pièces grecques, des films italiens, des séries américaines, des bandes dessinées belges, etc.

 

C. : Vous avez dit que “La comédie n’a pas de plus grand ennemi que l’empathie”. Quelle est la portée de cette affirmation puissante et très présente dans votre discours ?

Y. L. : “La comédie n’a pas de plus grand ennemi que l’empathie” est l’adaptation d’une phrase du philosophe français Henri Bergson dans son ouvrage Le Rire publié en 1900. La phrase originelle était la suivante : “Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion”. Aristote le disait lui-même, d'une autre façon, au début de La Poétique. L’idée est que pour rire, les spectateurs ou les lecteurs ont besoin de se détacher de ce qu'il se passe devant eux ou de ce qu’ils lisent. S’ils ont trop d’empathie ou d’identification émotionnelle avec la victime du gag, ils ne trouveront pas ça drôle. Le rire requiert donc une certaine distance émotionnelle, que j’appelle le détachement.

 

C. : Une autre position avancée durant votre présentation est la suivante : “La comédie, c’est la moitié de la vie”. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?

Y. L. : La comédie, c’est la moitié de la vie car la comédie est, à mon sens, l’un des deux seuls moyens de traiter les choses de la vie. D’un côté, le sérieux. De l’autre, le comique. Il n’y a pas de troisième approche à ma connaissance. C’est en cela que la comédie est beaucoup plus qu’un simple genre. Il y a plusieurs causes à cette confusion. Le mot comédie désigne deux choses différentes. D’une part, l’humour, c'est-à-dire le principe comique. Dans ce sens, “la comédie” se retrouve dans la vie à l’état naturel. La comédie n’est pas toujours fabriquée, n'est pas toujours une fiction. Et c’est en ce sens qu’on peut affirmer qu’elle est la moitié de la vie. Et puis le mot comédie désigne également “les comédies” en tant que catégorie d’œuvre de fiction majoritairement comique. Une comédie utilise donc de la comédie. Ce qui m’intéresse, c’est “la comédie”. In fine, il est tout à fait possible d’écrire autre chose que des comédies avec des éléments de comédie.

 

C. : Votre méthode stipule que le principe comique repose sur deux mécanismes indispensables et essentiels. En quoi le décalage et le détachement représentent-ils à vos yeux des capacités émotionnelles déterminantes dans les mécanismes de la comédie ?

Y. L. : Pour fabriquer de la comédie et pour susciter le rire, il faut en effet un décalage et du détachement. Mais ils ne doivent pas être vécus par les mêmes personnages. Le décalage entre normalité et anormalité ou entre objectif et résultat, pour n’en citer que les principaux, doit être vécu par la victime du gag ou, si vous préférez, la victime du conflit comique. Le détachement, qui fait écho à la distance émotionnelle nécessaire et à la nécessité d’absence d’empathie envers la victime du gag, doit être ressenti à la fois par l’auteur et par le récepteur de l’œuvre. Si vous voulez écrire de la comédie, il faut vous détacher des choses de la vie et les observer avec de la distance et même parfois un peu de biais. Les auditeurs, les spectateurs et les lecteurs doivent également faire preuve d’un certain détachement. Si l’on a du décalage sans détachement ou du détachement sans décalage, ça ne fonctionne pas et ce n’est pas drôle.

 

C. : Afin de prolonger ce raisonnement, en quoi le premier degré est si essentiel afin que les mécanismes de la comédie fonctionnent ? 

Y. L. : Le premier degré doit être maintenu et vécu par la victime du gag qui ne doit absolument pas signifier au spectateur ou à l’auditeur qu’elle est drôle, par exemple en envoyant des clins d’œil. Quand les comédiens, les metteurs en scène ou les auteurs insistent sur le fait que c’est pour rire, ils nous font sortir de la comédie. La victime d’un conflit comique doit être au strict premier degré. Les Monty Python (La Vie de Brian, Le Sacré Graal, Le Sens de la vie) font ça magistralement bien. Ils peuvent dire les pires conneries du monde avec un sérieux imperturbable. S’ils perdaient ce premier degré dans la performance et la manière de présenter le gag, ça ne marcherait pas aussi bien.

 

C. : Quels sont les outils majeurs pour créer de la comédie ?

Y. L. : Les deux outils majeurs pour créer de la comédie sont la surprise et l’ironie dramatique. Le mystère fait très mauvais ménage avec la comédie. La surprise, tout le monde comprend de quoi il s’agit. L’ironie dramatique consiste à donner au spectateur une information que l’un des personnages ignore. Par exemple, nous savons en tant que spectateur que les deux personnages principaux de Certains l'aiment chaud sont déguisés en femme, mais tous les autres personnages l’ignorent. Il y a deux grandes directions que l’on peut prendre lorsqu’on utilise une ironie dramatique. La première, je l’appelle « bombe sous la table ». Elle se produit lorsque la victime de l’ironie dramatique est également le protagoniste de l’histoire. L’autre grande direction, c’est ce que j’appelle « la cachotterie ». Dans ce cas de figure, la victime de l’ironie dramatique n’est pas le protagoniste. La cachotterie s’utilise régulièrement dans les cas de mensonges. Les pièces de boulevard fonctionnent généralement sur le principe de la cachotterie. Le protagoniste n’est pas la victime de l'ironie dramatique. Ce sont plutôt les autres personnages qui vont ignorer qu’il a une maîtresse ou d’autres cachotteries du même type. Dans Certains l'aiment chaud, il s’agit également du type cachotterie. De manière générale, l’utilisation des déguisements relève de la cachotterie. On tend à penser que l’ironie dramatique de type cachotterie est la plus répandue, mais il existe en réalité une multitude d’exemples de comédies où l’ironie dramatique prend la forme de bombe sous la table. Il ne s’agit bien évidemment pas d’une bombe sous la table de type Iago dans Othello ni Œdipe Roi où l’on est plutôt dans la tragédie. La nounou de La Main sur le berceau est également une bombe sous la table, en l'occurrence une bombe humaine diabolique. Mais le principe s'applique aussi à des comédies. Parmi ces bombes comiques, je pense par exemple au film Les compères de Francis Veber.  L’intrigue révèle que l’adolescent fugueur que les deux personnages recherchent n’est pas leur fils et qu’en plus, ils recherchent le même adolescent. Chacun pense chercher un adolescent différent alors qu’il s’agit de la même personne. Ils ont été manipulés. Il y a donc une bombe sous la table, qui est exploitée en comédie.

 

C. : Parmi les éléments qui permettent de susciter de la comédie, vous avez cité notamment l’obstacle comique. Quelle forme peut-il prendre ?

Y. L. : La comédie repose sur l’échec comique. Notez que l'échec sérieux existe également, mais il ne suscite pas le rire ou le sourire. En comédie, on a affaire à de la foirade, à du fiasco ridicule. Il existe une multitude d’obstacles comiques. L’un des plus fréquents est probablement le personnage-obstacle qu’on appelle le fâcheux ou l’emmerdeur. Pignon dans L’Emmerdeur écrit par Francis Veber est un bel exemple de fâcheux. On retrouve déjà des exemples de fâcheux chez Molière ou encore plus loin dans Les Oiseaux d’Aristophane.

 

C. : Il existe une tradition de happy end dans la comédie. La comédie doit-elle, selon vous, toujours se conclure par une fin heureuse ?

Y. L. : Le fait que les comédies doivent se finir par un happy end est issu d’une longue tradition qui s’est presque transformée en idée reçue. Lysistrata d’Aristophane, qui est une formidable comédie, se termine par un happy end. On peut aussi citer Astérix, Le Caméraman, La Garçonnière, Un jour sans fin, The Full Monty, Un poisson nommé Wanda, Le Sens de la fête... C’est tout à fait respectable. Mais ce que je constate, c’est que le happy end n'est pas drôle, il ne suscite pas le rire. On est ravi que le protagoniste ait atteint son objectif ou se soit transformé pour le meilleur, mais ce n’est pas comique. Si vous voulez écrire de la comédie pure, il ne faut pas terminer par un happy end. Il faut terminer par un échec comique. De nombreux courts métrages se terminent par des échecs comiques. Mais les œuvres longues qui se terminent par un échec comique sont assez rares. J’en cite une vingtaine dans l’ouvrage, au maximum. Je pense à L'Ecole des femmes, Le Pigeon, Au feu les pompiers, L'Emmerdeur, Le Révizor, Le Père Noël est une ordure. Mais il y en a peu. C’est dû à cette tradition du happy end dans la comédie. Quand une comédie se termine par un échec comique, ça se termine très mal pour le protagoniste, mais personnellement, en tant que spectateur, je suis très heureux et j’éclate de rire. Il existe peut-être une confusion entre bien se terminer pour le protagoniste et bien se terminer pour le spectateur, entre fin heureuse (pour les personnages) et fin joyeuse (pour nous).

 

C. : Le comique est-il en péril ? Pourquoi est-il essentiel de nos jours de se battre contre une susceptibilité ambiante de plus en plus marquée, pour reprendre vos mots ?

Y. L. : La susceptibilité existe depuis 3000 ans. Mais il y a de nos jours une susceptibilité ambiante un peu générale qui est portée à incandescence par les réseaux sociaux. Elle peut créer des censures qui gênent les auteurs comiques. Cela étant dit, je reste assez confiant et positif quant au fait que la comédie existera toujours et qu’elle n’est pas en péril. On aura toujours besoin de la comédie, ne serait-ce que dans la vie. Je pense que les susceptibles, tous ces gens qui se vexent lorsqu’on se moque de leur chanteur ou footballeur préféré, voir pire, de leur dieu préféré, ont perdu le combat d’avance.