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Jean-Marie Barbe, fondateur de Doc Net

Publié le 15/03/2013 par Katia Bayer / Catégorie: Entrevue

À une époque où le DVD se vend bien mal, où la concurrence de l'image est plus forte que jamais, comment les éditeurs maintiennent-ils le cap, et quelles stratégies adoptent-ils pour rester présents sur le marché ? Ce mois-ci, nous vous proposons de découvrir Doc Net, une petite structure d’édition-distribution de DVD de films documentaires de création. Mise en place en 2004, cette association française compte – entre autres - dans son catalogue une sélection de films belges (« Fragments d’une œuvre ») et africains (« Afrique en docs ») et vise à diffuser des regards d'auteurs dans les circuits alternatifs à la grande distribution. Pour en savoir plus sur le marché du documentaire d'auteur et sur les différentes façons de toucher le public, nous avons rencontré Jean-Marie Barbe, le fondateur de Doc Net.

Cinergie : Comment le projet Doc Net est-il né ?
dvd Jean-Marie Barbe : Le projet est né en 2000, mais les choses ont basculé en 2003, au moment du conflit des intermittents. Il y avait une crise entre le documentaire de création et la télévision, un divorce consommé. Du coup, les documentaires de création se faisaient en dehors de la télévision dite dominante. Ils se produisaient en dehors et n'étaient pas montrés, à part dans les festivals. Ça posait la question du financement de ces œuvres et de leur diffusion. On s'est dit qu'il fallait un outil pour développer le hors-télévision. On a donc envisagé un travail sur l'édition, ensuite, sur le net (via un site d'information sur le film documentaire, www.film-documentaire.fr), puis sur les salles de cinéma. Dans un premier temps, on a ainsi créé une société d'édition qui regrouperait des producteurs indépendants dans le but d'éditer leurs DVD dans le réseau des librairies indépendantes. Mais cette idée a été une grande utopie.

C. : Pourquoi ?
J-M B : La librairie en général est en crise, elle est concurrencée par le net et les FNAC. En plus, le monde du livre n'est pas forcément réceptif à l'hypothèse documentaire, et la vente de documentaires représente peu d'argent. Ce n'est pas une utopie perdue, mais je pense qu'il faudra encore du chemin pour que les gens du livre aient un minimum de culture de l'image. Mais cela prend du temps, il faut être aidé financièrement pour que les choses bougent et il faut former les libraires.

C. : Votre public visé, ce sont aussi les écoles et les médiathèques...
J-M B : Oui, le réseau institutionnel représente une vraie économie et un public très important en termes d'enjeux culturels et économiques : c'est un vrai marché. Malgré tout, ça reste difficile d'envisager la rentabilité d'une structure uniquement sur l'édition, pour ceux qui travaillent et pour les ayants droit.

C. : Qu'espériez-vous en éditant les films en DVD ?
J-M B : Même si des gens faisaient des K7 depuis très longtemps et que la profession était déjà structurée, en 2003, on était au début de l'édition DVD, et il y avait un certain espoir pour l'économie que cela pouvait dégager. Ensuite, l'idée fondatrice de Doc Net était que les producteurs indépendants devaient avoir une certaine maîtrise de l'outil de diffusion pour ne pas reproduire le schéma qui s'était passé avec la télévision.
Dans le champ de l'art, certaines œuvres ne rencontrent pas le public. Si on joue le jeu de la télé, on formate les œuvres, et on entre dans une logique où le public supposé détermine la couleur et la forme des œuvres, ce dont on ne veut pas. Il faut donc toujours partir des auteurs, et c'est le couple auteur-producteur qui doit maîtriser l'outil de diffusion.

C. : Au début, vous parliez de divorce avec la télé, là, vous revenez au couple...
J-M B : Oui, bien sûr, avant, on avait un « trouple » entre la télé, le réalisateur et le producteur. Il a explosé en vol à la fin des années 2000, et est redevenu un couple de base : auteur-producteur.

C. : Comment votre ligne éditoriale s'est-elle établie ?
J-M B : Très vite, on s'est rendu compte que certains producteurs éditaient leurs films eux-mêmes, à côté de Doc Net, en nous proposant les moins bons, et que certains films ne devaient pas être édités parce qu'il y avait des œuvres plus urgentes, et d’une plus grande qualité, à rendre publiques.
Il n'y avait pas d'esprit collectif et coopératif, donc on a commencé à choisir les films. On s'est dit que les films d'auteurs étaient dans les festivals et qu'il fallait absolument passer des conventions avec les deux grands festivals qu'on côtoie et qu'on connaît bien : le Cinéma du Réel et le Festival de Lussas. On a commencé à éditer une dizaine de films chaque année pour que le public de ces festivals puisse se procurer les films. Concrètement, c'est une opération qui n'a pas très bien marché sur le Réel, mais bien sur les Etats Généraux (Lussas). En librairie, par contre, ces collections ne se vendaient pas parce que le fait que les films étaient passés dans ces festivals n'était pas un argument de vente suffisant. Economiquement, ce n'était pas viable : on a donc abandonné cette collection, il y a deux ans parce que ça coûtait trop cher en rapport aux investissements, à l'énergie et aux recettes.

dvd Claudio PazienzaC. : Quand avez-vous commencé à éditer ces films ?
J-M B : On a commencé en 2009. On reprenait 10 films à chaque fois, et il fallait que les ayants droit soient d'accord et que les films n'aient pas déjà été édités, ce qui était compliqué. Ça n'a pas suffi, on a arrêté parce que ça coûtait trop cher en soi. Cela peut être une économie complémentaire, qu'il faut défendre. L'édition, en tant que telle, ne suffit pas, elle est maintenant envisagée en complément à la distribution en salle et à un portail en ligne.
Du coup, on s'est dirigé vers une autre politique. À Lussas, on développe des formations internationales dans lesquelles se font des co-productions, notamment en Afrique. Les films qui en sont issus sont peu ou pas vus, donc nous avons lancé « Lumière d'Afrique », une édition DVD des films qui naissent de ces co-productions équitables, à destination du continent africain. Là-bas, les films sont vus à l'université, dans les médiathèques, dans les musées, et la même version du film, on la retrouve dans notre réseau institutionnel et on la vend dans notre petit réseau de libraires. D'une certaine manière, on double l'économie pour les ayants droit, et on étend le champ de notre marché.

C. : Dans votre choix de faire connaître certaines personnes et d'éditer leurs films, est-ce que les jeunes auteurs ont des chances de vous intéresser et de rentrer dans votre projet ?
J-M B : Quand on éditait des DVD pour les Etats généraux, les deux tiers des films qu'on sortait parmi la petite dizaine, c'était des premiers films. Pareil pour les collections Afrique. C'est notre hypothèse de défendre les jeunes auteurs, mais encore une fois, personne n'achète les DVD.

C. : Le DVD est en crise, on mentionne même sa disparition proche. Comment fait-on pour s'en sortir et continuer à éditer des films aussi pointus ?
J-M B : Le DVD représente une petite économie, avec un public limité. L'économie espérée n'est pas au rendez-vous, ça veut dire qu'il ne faut pas abandonner, mais cibler plus, faire un travail complémentaire avec d'autres medias, on en est convaincu ! Il faut cumuler en termes d'actions, avoir plusieurs casquettes. En termes d'économie, on ne s'en sort pas, sauf si on rentre dans une collection éditorialement forte et très identifiée, comme les collections Afrique.
Notre catalogue compte entre 150 et 200 films, on édite, par an, une trentaine de titres. Ce n'est pas rien, et même si c'est compliqué de joindre les deux bouts, ce n'est pas une raison pour ne pas le faire.

C. : Qu'est-ce qui marche dans votre catalogue ?
J-M B : La collection africaine marche mieux que les autres, parce qu'il n'y a pas de DVD de films documentaires africains, et parce que la mobilisation de cette communauté-là est assez importante en France. Comme beaucoup d'associations et d'ONG travaillent avec l'Afrique, il y a un certain intérêt pour ces films. Mais comme pour le reste, on souhaite partir sur une déclinaison pour le cinéma, le DVD et le portail Internet. Tous trois constituent une puissance d'offre, une économie et une dynamique culturelle suffisante.

C. : La VOD, c'est quelque chose que vous avez déjà expérimentée ?
J-M B : Non, mais on vient de déposer un dossier pour créer un portail du film documentaire africain, pas forcément à destination du grand public, mais à destination des institutions et des télévisions indépendantes, locales de service public.

C. : Vous avez mis en place une collection « Fragments d'une œuvre » reprenant les films d'auteurs documentaristes belges (Benoît Dervaux, Claudio Pazienza, Patric Jean et Pierre-Yves Vandeweerd). Comment ce projet est-il né ? Suite à votre rencontre avec Pierre-Yves Vandeweerd avec qui vous collaborez à Lussas ?
coffret dvd de Pedro de AndradeJ-M B : La rencontre avec Pierre-Yves a compté, mais pas seulement. L'idée était de lancer une collection qui mettrait en évidence la nouvelle génération de cinéastes documentaristes, de trouver des co-financements avec la Belgique et de trouver un autre public.
Il y a une vraie école belge du documentaire, c'est indéniable, un nombre d'auteurs conséquent, une production régulière, on est sur des écritures très variées avec quelques auteurs vraiment remarquables. Il n'y en a pas non plus 50 ! En 10 portraits, on peut arriver à saisir l'état de la création d'un pays. Mais le constat est le même : c'est un échec commercial, ça ne marche pas.

C. : Même si on peut acheter les films de ces auteurs belges sur votre site, ceux-ci ne sortent pas dans leur pays d'origine. Il y a une vraie carence dans le patrimoine national. 
J-M B : C'est absurde, oui, je trouve aussi. Nous, à Lussas, on a montré tous les films des auteurs que nous éditions. Les Etats Généraux offrent une dimension, un affichage et des liens étroits avec les auteurs, ce qui facilite grandement les choses. L'image nous est favorable, et les liens avec les ayants droit et les auteurs est indéniablement un atout.

C. : On entend souvent dire que le documentaire a du mal à trouver un public car celui-ci méconnaît le genre. Que pensez-vous de l'initiative de Pointdoc, le premier festival de documentaires en ligne (www.festivalpointdoc.fr), qui offre un accès libre et gratuit aux films pendant une durée limitée ?
J-M B : Les festivals se trouvent face à un dilemme depuis 10 ans : ils proposent des films qu'ils sont les seuls à montrer. Les films ne sont pas vus en dehors des festivals, ça pose une question grave sur leur fonction, et c'est aussi pour ça qu'on édite une partie de ces films. Notre problème, c'est qu'on ne peut plus le faire, parce qu'économiquement, ce n'est pas tenable. Il faut donc trouver une autre solution. On a la certitude qu'il y a un public pour ces films, et qu'il faut aller le chercher, mais pas seulement par la seule édition.
Si on commence à mettre les films en ligne pour trouver un public sans que ça ne dégage de l'économie, ça va tout simplement tuer le documentaire. Le documentaire, c'est un art-industrie : l'art est au premier chef et même si l'industrie est au service de l'art, celle-ci doit trouver son économie sinon, elle meurt. La gratuité est illusoire dans la durée. Il faut que les gens vivent en faisant ce métier, qu'ils gagnent leur vie, il n'y a pas de raison. C'est voler les gens qui ont travaillé que de fournir gratuitement les œuvres. Après, si celles-ci ne sont pas vues, moi, je ne suis pas contre le fait qu'on mette en ligne des œuvres abandonnées.

C. : Mais pas les nouvelles ?
J-M B : Non, pas les nouvelles.

C. : L'argument du festival est quand même de dire que les documentaires ont du mal à être vus et que leur mise en ligne offre une fenêtre de visibilité supplémentaire.
J-M B : Oui, mais quand on est dans une logique d'art, on ne raisonne pas sur le moment, mais sur 10, 20, 30 ans. En plus, au bout d'un moment, les films sont retirés du net et ils retombent dans l'anonymat le plus total. C'est pour ça qu'il faut les mettre en lumière, en collection, et donner aussi des repères éditoriaux au public, tant dans la forme que dans le contenu.

Pour en savoir plus, consulter le site de Doc Net (http://www.docnet.fr/) et du festival de Lussas (www.lussasdoc.org/)