Jérémi Szaniawski nous parle de son livre "Directory of World Cinema : Belgium", une encyclopédie sur le cinéma belge, à l'intention du public anglophone.
Jérémi Szaniawski - "Directory of World Cinema : Belgium"
Cinergie : Comment est venue l'idée de produire un livre en langue anglaise sur le cinéma de Belgique ?
Jeremi Szaniawski : Je poursuivais des études de cinéma aux Etats-Unis. Il y a quelques années, le cinéma belge a obtenu une visibilité aux Etats-Unis qu'il n'avait pas auparavant. À cause de son succès dans différents festivals internationaux, il y avait une effervescence autour du cinéma francophone et flamand. Il y avait un public américain pour ce type de films qui, jusqu'alors, n'intéressaient pas beaucoup les salles de cinéma. À l'époque, il n'y avait aucun livre de références sur ces films belges aux Etats-Unis. Bien sûr, il y avait quelques ouvrages sur le cinéma français, italien, suédois, allemand, mais l'Europe couvre un plus vaste territoire.
C. : Tu as commencé ce livre il y a trois ans... Pourquoi avoir choisi la structure d'une encyclopédie ?
Jeremi Szaniawski : Je voulais publier quelque chose de plus grande ampleur qu'un petit article. L'ouvrage s'est lancé en 2007-2008. J'ai contacté Marcelline Block qui avait déjà collaboré à d'autres ouvrages sur le cinéma, chez l'éditeur « Intellect ». Elle a très vite été intéressée, et l'éditeur aussi, pour une publication dans le cadre d'une collection qui se consacre à un cinéma national dans le monde entier. Je me suis rendu compte qu'il y avait peu de gens aux Etats-Unis qui parlaient de films belges... si l'on excepte David Bordwell, dans le milieu universitaire, qui détient la chaire Jacques Ledoux en études filmiques. C'est un grand nom parmi les théoriciens du cinéma, mais il avait peu de temps pour collaborer à notre livre. On a donc décidé de prendre des textes venant de Belgique et de les traduire en anglais.
C. : Pourquoi une encyclopédie plutôt qu'une histoire chronologique du cinéma belge ?
J. S. : Ce n'est pas une encyclopédie au sens classique du terme. Le livre ne cherche pas à être complet. Il n'y avait aucun sens de refaire un ouvrage de référence comme Le cinéma belge, le livre de Marianne Thys qui reprend l'ensemble des longs métrages belges avec des textes en trois langues (1). Le cinéma belge, c'est la Flandre d'un côté et la Wallonie de l'autre. Ce sont deux cinémas régionaux qui n'ont pas grand-chose en commun, mais il y a des éléments qui les réunissent, par delà une évidente séparation linguistique, culturelle et stylistique. En lisant le livre, on verra ce qui les réunit, notamment une certaine noirceur que l'on retrouve aussi bien dans le réalisme magique que dans le cinéma social. Elle fait partie de la richesse de ce cinéma. Comme l'aspect surréaliste. Il y a donc un cinéma belge, mais y a-t-il des cinéastes belges ? C'est plus compliqué à défendre... On pourrait dire Henri Storck ou André Delvaux, après, on verra.
C. : Comment se structure le livre ? Autour de thèmes, ou de réalisateurs ?
J. S. : Nous avons mis les auteurs en avant sans négliger les différents courants, mais en essayant de combiner les deux. Notre idée de base était une encyclopédie ayant des volets distincts. On commence avec des articles thématiques très vastes qui parlent de toute l'histoire du cinéma belge. Frédéric Sojcher fait un panorama résumant La Kermesse héroïque, son gros ouvrage consacré à l'ensemble du cinéma belge depuis Alfred Machin jusqu'à la fin des années nonante.
Comme figures de proue, nous avons mis en avant Henri Storck et Charles de Keukeleire. Comme figures de transition : Gaston Shoukens et Jacques Feyder. Et puis, il y a des entrées détaillées sur les figures de la modernité : André Delvaux, Chantal Akerman, Boris Lehman, les frères Dardenne et Jaco Van Dormael - et à chaque fois avec des filmographies et des bibliographies. Parmi les plus récents : Joachim Lafosse. J'admire beaucoup À perdre la raison pour son travail de mise en scène. C'est assez rare. Il y a de bons films qui ont de bonnes histoires ou des acteurs magnifiques, mais qui n'ont pas toujours la forme appropriée.
Outre cet aspect-là, on trouve des textes sur le cinéma en Flandre et les femmes cinéastes – phénomène important aussi bien en Flandre qu'en Wallonie – avec Chantal Akerman, Marion Hänsel, Fien Troch.
Il y a aussi une section consacrée aux films d'animation avec l'œuvre de Raoul Servais et de Patar et Aubier. Panique au village a eu une certaine visibilité aux Etats-Unis parce qu'il a été diffusé sur le réseau Netflix. Panique au village est très belge, avec la voix des acteurs qui ont des accents très régionaux et, en même temps, un côté truculent et absurde, avec un arrière goût de noirceur que partage l'ensemble du pays.
Enfin, un article parle des cinéastes expérimentaux comme Olivier Smolders et certains qui sont inclassables puisqu'on ne connaît même pas leur existence en dehors du petit cercle des cinéastes belges. Notamment, Jean-Marie Buchet qui a été mon professeur à l'ULB. J'ai vu ses courts métrages, mais je n'ai jamais vu ses longs métrages qui sont quelque part dans les archives de la Cinematek. Lui-même n'a pas de vidéo de ses films. J'ai voulu parler de ce cinéma ultra-confidentiel qui existe, mais que personne ne voit. Il est indispensable et amusant qu'il y ait des catégories comme cela.
On termine avec de l'anecdotique et de l'humour avec un article consacré à Jean-Claude Van Damme.
C. : La Belgique sert aussi de décor pour des films européens : Resnais y a tourné Providence qui est censé se passer dans le monde anglo-saxon.
J.S. : En effet, nous avons écritun petit passage sur la Belgique comme décor neutre. Un territoire qui n'est ni français, ni anglais. On a pu le voir avec Alain Resnais, mais aussi avec La Rupture de Claude Chabrol, et plus récemment avecNymphomaniac de Lars Von Trier. Le film s'est tourné en partie à Gand, et il est censé se passer en Angleterre. La Belgique est un endroit à la fois ultra-caractéristique et ultra-neutre.
C. : Il y a aussi la Cinémathèque Royale de Belgique, l'endroit dans lequel il est possible de découvrir les films réalisés en Belgique.
J.S. : Il y a une section importante consacrée à la cinémathèque. C'est à la fois une ressource et un patrimoine. Aujourd'hui, elle fête ses 75 ans, nous l'avons traitée sous deux aspects :
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une carte blanche à Gabrielle Claes qui nous parle de son expérience avec Jacques Ledoux à la cinémathèque Royale de Belgique. C'est le point de vue de quelqu'un qui vient de l'intérieur.
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un article de Serge Goriely qui reconstitue chronologiquement l'histoire de la cinémathèque.
Il est important qu'on prenne conscience de cette infrastructure qui permet à toutes les générations de découvrir notre cinéma.
C. : Il y a aussi ce qui passionne les cinéphiles depuis que la mode a été lancée par Les Cahiers du Cinéma avec Hitchcock, Lang, Hawks, des entretiens avec le réalisateur qui explique son processus de création.
J.S. : C'est ce qui fait la richesse des revues de cinéma. Nous avons de longs entretiens avec Boris Lehman et Chantal Akerman.
C. : Comment le cinéma belge est-il diffusé aux Etats-Unis ? Est-ce dans les grandes villes ou uniquement dans le circuit universitaire qui est beaucoup plus important que chez nous ?
J.S. : Les frères Dardenne trouvent une distribution dans les grandes villes comme Chicago ou Los Angeles. Chantal Akerman à New-York. Les autres films passent dans les Festivals. Pour moi, les canaux de distribution les plus importants sont Internet. On découvre une trentaine de films belges sur Netflix. Le cinéma belge est un produit d'exportation qui est apprécié. En ce qui concerne les salles le cinéma, il faut souligner que les films étrangers n'ont jamais bénéficié du marché étasunien. Le film Rundskop a été vu dans certaines salles parce qu'il était nominé aux Oscars. C'est un cas isolé. Le cinéma américain n'est pas un bon samaritain, ce n'est pas une culture qui veut promouvoir le cinéma européen.
On sait que les plus grands succès internationaux étaient À bout de souffle et Amélie. Ils n'ont pas, pour autant, rempli les salles. Jamais un film européen n'a conquis le public américain, et cela ne va pas se produire dans la mutation que l'on voit actuellement. Les petites salles d'art et essai vont fermer parce que le passage au DCP est coûteux. Soumis à une course effrénée à la technologie, ils vont passer du 2K au 4K. J'avoue que ce qui se passe actuellement dans le monde du cinéma est assez triste. Le DCP fait gagner de l'argent aux diffuseurs, mais ce n'est pas très beau. La plupart des cinéastes n'aiment pas cela et les spectateurs se rendent compte qu'il y a une perte de qualité au niveau des images.
C. : L'Europe et les Etats-Unis n'ont pas la même stratégie pour défendre leurs films...
J.S. : Pourquoi le cinéma belge a-t-il du succès depuis vingt ans dans la sphère des festivals et dans le monde du cinéma Art et Essai ? Ce cinéma doit parler, dire quelque chose aux spectateurs... sans parler de leur côté intrinsèque en tant qu'œuvre d'art. En tout cas, le cinéma européen a très vite compris - et des livres ont été écrits là-dessus - qu'il ne pouvait pas concurrencer Hollywood. Il n'a pas les budgets, et il a donc développé des stratégies pour se faire voir et reconnaître depuis plus de vingt ans. L'un des meilleurs exemples est celui de Lars Von Trier qui, pour chacun de ses films, trouve des idées pour intriguer les gens des deux côtés de l'Atlantique. C'est un champion du marketing, de la promotion alternative qui fonctionne avec des structures très professionnelles et même un peu cyniques.
C. : En Europe, seule la France résiste à l'industrie hollywoodienne avec près de 200 longs métrages par an. Que se passe-t-il dans l'usine à rêve de Los Angeles ?
J.S. : La poule aux œufs d'or s'est un peu tarie. On est passé de 400 films à moins de 100, aujourd'hui.
Ce sont des films axés sur les vedettes, les « stars », avec une promotion infatigable dans tous les médias disponibles du monde. Les producteurs d'Hollywood ne prennent plus beaucoup de risques. Mais il y aussi des films indépendants...
C. : André Delvaux disait, dans les années 90 : « La pauvreté des moyens peut être une force, une qualité pour inventer et créer ainsi que pour préserver une certaine autonomie. »
J.S. : Tout à fait d'accord ! Il savait de quoi il parlait puisqu'il travaillait avec de petits budgets... un autre André (Bazin) disait la même chose dans les années cinquante à propos de la crise du cinéma français : « Il suffit de faire plus de films avec moins d'argent »...
Ce qui plombe le cinéma et la créativité, c'est l'argent... Cela ne peut marcher que dans un système où l'on a des réalisateurs qui sont des artistes extrêmement forts comme Stanley Kubrick, par exemple. Mais travailler dans des structures mastodontes est une catastrophe. L'art a besoin d'une certaine spontanéité, d'une certaine liberté, d'une fraîcheur qu'on ne peut pas obtenir si cela coûte des millions de dollars. C'est l'argent qui doit servir le film, et pas l'inverse.
Mes films préférés ont été faits avec peu de budgets, ce sont les films de Carl Dreyer, de Robert Bresson. Il y a évidemment des exceptions à cette règle. Si on réalise 2001 l'odyssée de l'espace, il faut beaucoup d'argent, mais si l'on en dépense beaucoup pour faire une comédie, c'est absurde. Il ne faut pas beaucoup d'argent pour faire un grand cinéma.
C. : En même temps, tu publies un livre sur Alexandre Sokourov qui est une figure emblématique du cinéma mondial, et plus seulement en Russie.
JS. : Lorsque je suis parti à Yale pour faire un doctorat, je connaissais et parlais bien le polonais et le russe. Lors d'un séjour à Saint-Petersbourg, on m'a beaucoup parlé des films de Sokourov. Tout le monde avait vu l'Arche russe, filmé en un seul plan-séquence grâce au numérique. En même temps, au-delà de la performance et de l'exploit technique, quel était son univers ? Ce qui me l'a fait découvrir et comprendre est un autre film, Mère et fils. Là, on est vraiment dans un univers singulier. Du coup, le processus s'est mis en marche. J'ai vu tous les autres films. Le deuxième cercle est une merveille comme
La voix solitaire de l'homme... et puis, j'ai rencontré Sokourov à Saint-Pétersbourg, en juillet 2005. Il a connu Andreï Tarkovski et il est très charismatique. Même s'il est petit et qu'il boite, il a une présence époustouflante, une aura qui émerge de sa personne... Il a un petit côté chaman. Mon entretien ayant été publié aux Etats-Unis dans Critical Inquiry, une revue académique de prestige, je ne pouvais plus faire marche arrière. J'étais destiné à faire cette thèse sur Sokourov qui, maintenant, est devenu un livre et a été édité.
(1) Marianne Thys, Le cinéma belge/Belgian cinema/De Belgische Film, éditions Ludion/Flammarion. La Kermesse héroïque du cinéma belge (1896-1996) de Frédéric Sojcher aux éditions l'Harmattan, Cinéma de Belgique de Paul Davay, édition Duculot. Guy Jungblut, Patick Leboutte, Dominique Païni, Une encyclopédie des cinémas de Belgique, éditions Yellow Now. Richard Olivier, Big Memory, édité par Les Impressions nouvelles. Paul Thomas, Un siècle de cinéma belge, édition Quorum.Dic doc, le dictionnaire du documentaire, sous la direction de Jacqueline Aubenas.
Belgium, Directory of world cinema, edited by Marcelline Block & Jeremi Szaniawski,intellect, Bristol UK/Chicago,USA.Disponible dans les librairies en Angleterre et aux Etats-Unis, en dehors, il peut être commandé en ligne. De même que The cinema of Alexander Sokurov, Walflower/Columbia University Press.