Mon grand-père, Wilhelm, est un ancien soldat de la Wehrmacht. Je le filme depuis mon adolescence. À sa mort, j’ouvre une boite contenant des souvenirs de la
Seconde Guerre mondiale qu’il n’a jamais montrés à personne. L’ai-je un jour questionné sur son passé ? Je ne m’en rappelle plus...
Julia Clever : A la poursuite du vent
Cinergie : À quel moment vous est venu le désir de réaliser ce premier long-métrage ?
Julia Clever : J’ai joué dans la pièce de théâtre de Mokhallad Rasem, Iraqi Ghosts, une pièce sur la guerre en Irak. Il connaissait mon histoire et m’a demandé de l’intégrer au texte que je devais jouer. J’ai donc raconté, sur scène, l’histoire de mon grand-père qui avait déserté l’armée. Mokhallad me demandait de l’interpréter avec une certaine honte. Mais, rétrospectivement, raconter son histoire ainsi ne me semblait pas juste. Je devais y revenir. C’est l’une des racines de ce projet.
C. : La honte est donc au cœur de ce projet ?
J. C. : Le passé honteux du nazisme est un enjeu important de mon parcours. Au début quand je suis arrivée en Belgique, je n’avais même pas envie de dire que j’étais allemande. Mais ici, j’ai travaillé avec des gens de toutes origines : des Belges, des Congolais, des Palestiniens, des Israéliens, des personnes d’ascendance juive, etc. Nos histoires entrent en connexion, elles se font écho dans la grande Histoire. Les partager m’a permis de digérer la mienne. Aujourd’hui, j’ai dépassé ce sentiment et je n’aurais d’ailleurs pas pu faire ce film si je l’éprouvais encore.
C. : Votre grand-père est le personnage central, mais il y a aussi votre père qui traverse le récit. Il est plutôt silencieux mais lorsqu’il parle, c’est aussi de ce sentiment.
J. C. : Il parle peu, mais il est la figure du passeur. Il m’envoie une chanson, il fouille les archives de mon grand-père qu’il me fait découvrir, retrouve une empreinte de pied qu’il pense être la mienne. Lorsqu’on l’entend, il parle surtout de sa colère : que les crimes du nazisme se soient passés en Allemagne, qu’il nomme sa famille, que sa génération ait hérité de l’histoire de la génération précédente et de sa honte. Et de son désir de vivre dans le présent, et non plus dans le passé. La honte barre la mémoire, elle empêche de faire le deuil du passé. Mais elle peut aussi engendrer la colère et mener à la révolte. Mon grand-père a d’ailleurs vécu les débuts du nazisme comme un mouvement révolutionnaire. J’ai cherché avec ce film une troisième voie entre la honte qui étouffe et la colère qui se déverse.
C. : N’était-ce pas la honte qui habitait aussi votre grand-père lorsqu’il raconte ce moment terrible pendant la guerre ?
J. C. : La honte, le deuil, ou les deux ? Je ne sais toujours pas. Je n’adhérais pas tout-à-fait à son histoire. Je soupçonnais beaucoup d’autres choses. Il ne nous avait jamais montré cet album de photographies, ni ce texte qu’il avait publié juste après la guerre. Mais, en tous cas, à ce moment-là oui, sa douleur prend le dessus. Qui est peut-être celle d’avoir été lâche. Et c’est aussi ce dont on souffre aujourd’hui. Nous sommes informés que beaucoup de choses terribles se passent sans réussir à nous y opposer. Les gens sont nombreux à abdiquer, à se retirer du monde. Ils se réfugient dans les jeux, le virtuel, le divertissement... Ou s’émeuvent avant de continuer leur vie quotidienne. Et il faut filtrer pour aller de l’avant et ne pas s’écrouler sans cesse. Mais comment s’en sortir dignement ? Dans ce texte, mon grand-père raconte qu’il a toujours changé de perspectives pour ne pas devoir s’opposer frontalement au système.
C. : À l’inverse, votre travail de cinéaste est plutôt frontal quand vous scrutez ces photographies. Il s’agit de faire face ?
J. C. : Les albums de photographies sont une ligne narrative importante du film. Ils montrent l’évolution de cet homme, depuis son enfance jusqu’à sa vie de soldat, au front. Mais dans ces photos, peu-à-peu, quelque chose se déconstruit. Les sourires disparaissent, les soldats deviennent hagards. C’est un témoignage de l’époque rare et précieux. C’est l’ordre réel des photos, tel que l’avait construit mon grand-père. J’ai respecté sa chronologie. Mais ce trajet ne s’achève pas dans le passé avec ces albums, il continue dans le présent. J’ai cherché en Belgique ici où j’habite ce qu’il reste de tout ça.
C. : Comment avez-vous rencontré ces groupes qui reconstituent ces scènes de guerre ?
J. C. : J’ai réalisé de nombreux films pour des installations, des performances, des pièces de théâtre. Pour l’une d’elles, nous avions besoin d’images de la Seconde Guerre mondiale. J’ai débarqué sur le tournage de l’une de ces reconstitutions. Tous ces gens en uniformes allemands, ça m’a vraiment choqué. En Allemagne, une scène comme ça est inimaginable, c’est totalement tabou, on ne peut pas s’habiller en soldat de la Wehrmacht, et encore moins dans l’espace publique ! J’ai été fascinée par l’aisance et la liberté avec lesquelles les gens ici pouvaient endosser l’uniforme. Pendant plusieurs années, j’ai fait des recherches sur ces groupes qui existent, de manière assez libres en Wallonie, et commémorent la guerre de cette manière. Ils appellent ça « le devoir de mémoire ». Tout ce travail a fait ensuite l’objet d’une installation vidéo. Leur façon d’aborder l’histoire a ses limites mais elle est très intéressante. Pour eux, il s’agit de la rendre vivante. Ils l’abordent en l’incarnant, en l’éprouvant - jusqu’à un certain point. Une même personne, dont parfois les ancêtres ont été tués en luttant contre les nazis ou dans des camps, peut prendre la place d’un résistant, d’un civil, d’un juif persécuté, d’un soldat belge ou d’un soldat allemand. Ils endossent tous les rôles. À leurs yeux, se mettre à la place de l’autre n’est pas politique, mais pour moi ça l’est. Le film est fait d’une matière très hétérogène, d’images tournées sur différents supports, de plans fixes travaillés, d’autres, en caméra portée, plus tâtonnants. J’ai travaillé sans scénario, de manière expérimentale, en commençant à monter et à construire mes commentaires en voix off. J’ai surtout pioché dans mes archives et j’ai choisi ce qui était utilisable. Dès le départ je voulais me servir de ses albums photo et de son texte. Je ne savais pas, par contre, si je voulais parler de sa désertion, je ne l’ai finalement pas fait. D’abord parce que cela rajoutait des informations au film qui était déjà dense, mais je voulais aussi éviter l’apologie. Pour ce film, je n’ai tourné que pendant le montage, essentiellement ces séquences où les objets sont mis en scène. Tout s’est développé de manière organique. Je voulais aborder le sujet très librement, sans devoir suivre un scénario. Je voulais faire cette démarche seule pour m’éprouver. Être affecté par ce qu’on filme, ce qui se passe, les émotions, les réactions du corps, tout cela est très important à mes yeux.
C. : Cette mise en scène des objets et des photographies construit aussi une certaine distance.
J. C. : Oui, sans doute, mais aussi un ordre, des constellations que j’espère significatives. Des constellations au sens de Walter Benjamin, qui se répondent à travers l ’espace - temps . Ces séquences sont aussi pleines d’informations. Chaque objet, chaque personne du passé fait résonner quelque chose dans le présent. Et vice et versa.
C. : Comme les berceuses ou les comptines qui traversent le film ?
J. C. : Elles sont devenues un motif oui. Chanter ces chansons, c’est aussi transmettre un rapport à la famille, une histoire et souvent, parce qu’elles viennent de loin, une culture archaïque.
C. : A la poursuite du vent est aussi l’histoire d’une réconciliation ?
J. C. : Le film est aussi une sorte de conversation avec mon grand-père. Je me demandais souvent, au montage, comment les scènes allaient fonctionner ensemble et ce qu’il en penserait. L’une des premières fois où je suis allée sur une reconstitution de guerre, le village était plein de chars, des gens en uniforme de soldat américains. Ils allaient reproduire la libération de Mons. Un monsieur tout habillé d’un costume bleu pigeon, très chic et très vieux, que j’ai aidé à traverser la rue, m’a demandé ce qu’il se passait. Je le lui ai expliqué et il m’a alors dit que lui, il était là pendant la guerre, il avait 16 ans et ça ne ressemblait pas du tout à ça. Il m’a montré une fenêtre, où il était caché, quand les derniers Allemands sont partis, c’était une cuisine roulante. Quand les mitraillettes des alliés ont tirés, les soldats sont tombés devant la cave où il était caché. Il est sorti, il est allé voir avec les autres, ils ont trouvé sur un mort un portefeuille dans lequel il y avait une photo d’une petite fille. Il pleurait en me racontant ça. Il me disait « Mais ce soldat, c’était un papa et cette petite fille venait de le perdre. » Que cet homme soit capable de cette empathie, cela m’a permis de saisir que moi aussi, je pouvais voir mon grand-père comme un être humain, sans cette distance ou ce jugement que je portais.