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Kev: Un entretien entre Clémence Hébert et Serge Meurant

Publié le 13/09/2018 par Serge Meurant / Catégorie: Entrevue

Le garçon qui voulait tout le temps s’enfuir 

C’est un très beau portrait que nous donne à voir Clémence Hébert.
Kevin est un enfant autiste et mutique. Clémence a su l’apprivoiser et un lien très fort s’est noué entre l’adolescent et la cinéaste. Il a fallu plus de six ans pour réaliser le film. Chose interpellante aussi la découverte du rôle de la caméra comme accès au stade du miroir.

Cinergie : Racontez-nous l’histoire de votre rencontre avec Kévin ?

Clémence Hébert :

J’avais suivi une formation en anthropologie dans le domaine de la santé mentale, une formation destinée aux travailleurs sociaux. J’avais visité divers lieux de soins et effectué des stages dans des institutions psychiatriques et parapsychiatriques.

Dès le départ de mon projet, je voulais qu’une personne atteinte de troubles psychiques puisse me raconter ce qui faisait soin pour elle sans le point de vue de spécialistes ni celui du théoricien. Mon intuition première - qui était un peu naïve - était que le rapport à l’autre pouvait compter plus que les médicaments ou d’autres solutions hospitalières.
Alors que je cheminais plutôt en psychiatrie adulte, je me suis retrouvée dans une maison de vie pour jeunes autistes mutiques, de 14 à 18 ans, à l’Institut La Porte Ouverte à Blicquy. C’est là que je fis la connaissance de Kevin.
Il venait d’arriver et semblait aller très mal. Il passait son temps à s’aplatir sur le sol pour essayer de se faufiler sous la grille du jardin. Cette image m’a frappée. Avant de connaître son prénom, je l’appelais « le garçon qui veut tout le temps s’enfuir ». C’était une époque où il s’échappait beaucoup et sa fuite n’avait aucun but.

Au début, il avait 14 ans, il était encore un enfant, il avait un rapport tendre avec les adultes qui l’entouraient. Il cherchait constamment la main, à être rassuré. Cela m’a bouleversé. Quelque chose de fort s’est passé entre nous. De l’ordre de l’inconscient plusieurs fois, j’ai rêvé qu’il me parlait.

La découverte par Kevin du stade du miroir grâce à la caméra.

Lorsque j’amenai pour la première fois ma caméra, Kevin s’est avancé vers celle-ci. Il était en train de poser du scotch sur l’encadrement d’une porte en se hissant sur la pointe des pieds. Il me semblait que c’était là une belle métaphore de ses bricolages. Il quadrillait un trou béant de bouts de scotch, disposés maladroitement. Et cela tenait.

Puis content de son travail achevé, il est venu vers la caméra dont l’écran LCD était tourné vers lui. Et il eut un petit cri de surprise. C’est comme s’il vit son image pour la première fois. Il claquait des dents pour s’en assurer, s’approchait et s’éloignait tout en regardant l’écran.

Après cela, pendant plus d’un an, il demanda à ses éducateurs de revoir cette scène. Il comprenait qu’il était filmé et se revoir lui procurait une joie dont il semblait ne jamais se lasser. C’était intéressant pour l’équipe éducative parce que dans la constitution du « je », le stade du miroir est très important. Il en est de même pour le fait d’être photographié, d’être enregistré. Cela permet à l’enfant de s’historiciser. Au départ, Kevin était très mystérieux, l’équipe ne savait pas s’il était capable de reconnaître sa propre image. Et là, il semblait avoir compris que la caméra était une sorte de miroir sophistiqué. Ce moment a été fondateur d’un premier court métrage, La Porte Ouverte (20 minutes, 2014), où l’on peut découvrir cette séquence. C’était aussi, à sa façon, une manière de montrer qu’être filmé avait une réelle importance pour lui.

J’ai l’impression – et c’est sans doute mon délire – que Kevin s’était emparé de ce que je lui apportais avec ma caméra et qu’il avait très bien compris ce qui se passait. Quelque part, il était venu me chercher parce qu’il avait quelque chose à me dire.

C. : Lorsque Kevin s’approche de la caméra, il a une sorte de sourire qui pourrait manifester à la fois du plaisir et peut-être une sorte de voracité. Son œil gauche semble atteint de strabisme.
C. H. : Oui c’est un regard qui reste énigmatique. Certains encadrants ont même supposé qu’à ce moment là, il était la proie d’hallucinations. On ne peut pas le savoir puisqu’il ne nous en parlera jamais. En général, quand son oeil part vers le haut de son orbite, Kevin veut casser quelque chose de façon obsessive, mais pas toujours - puisqu’il n’a jamais tenté de détruire la caméra -. Pendant ce temps, son œil droit reste fixé sur l’objectif de la caméra. Happé par son propre reflet et sans doute aussi par cet oeil hyper sophistiqué qui le regarde (l’objectif). Dans le quotidien, sans caméra, on ne peut pas croiser son regard aussi frontalement. Il détourne les yeux.

L’abandon de l’enfant.

C. : L’histoire de Kevin est la suivante, du moins ce qu’on peut en dire et en connaître dans le film. Il a été livré à lui-même dès la petite enfance. On l’a retrouvé abandonné seul dans un appartement.
C. H. : J’ai eu des entretiens avec ses grands-parents pour mieux connaître les circonstances de sa petite enfance. Mais ces questions menaient à révéler quelque chose d’insupportable. Et je ne souhaitais pas en faire le centre du film. Mon sujet a été de trouver le moyen de donner la parole à Kevin et qu’il parvienne à nous parler à sa manière, et toucher ainsi le spectateur.

Les promenades.

Dans la première promenade, Kevin est accompagné d’une éducatrice. Il se comporte comme un chien fou. Il court dans tous les sens, il ne s’arrête pas quand on l’appelle. Il est ingérable, imprévisible.
A la seconde promenade, alors que le temps a passé, qu’il a grandi, qu’il a changé d’institution, l’éducatrice lui dit : «  maintenant, je vais te lâcher la main et tu vas m’attendre ». Et c’est ce qui se passe, Kevin l’attend. Tout à coup, il l’écoute et la parole remplace la main.

Le jeu avec les tuyaux.

C. : En voyant les scènes avec les tuyaux manipulés par Kevin et en essayant de les interpréter, j’ai pensé qu’ils symbolisaient peut-être le corps et ses organes.
C. H. : Votre intuition me paraît intéressante. Peut-être que pour Kevin, tous ces tuyaux, ces câbles sont bien vivants. Peut-être même plus vivants que nous, les êtres humains. En tous les cas, ils ont une importance capitale. Kevin manifeste un rapport aux tuyaux extrêmement obsessionnel et singulier. Il veut toujours les réemboîter quelque part, boucher des trous, les replanter dans le jardin. Peut-être imagine-t-il que ces tuyaux pourraient continuer à pousser, comme des arbres.
Peut-être est-ce aussi une tentative d’accès à la symbolisation. Il essaie de comprendre le monde à même le réel, au contact de la matière, des murs, de ce qui l’entoure. Je vois ça comme une forme d’expression.
Lorsqu’on découvrit Kevin livré à lui-même dans un appartement, son seul jouet était un rayon de soleil qu’il essayait d’attraper.

C. : C’est beau !
C.H. : Kevin a un rapport très particulier à la lumière. Le rayon de lumière était en quelque sorte son « doudou », sa seule possession était immatérielle.

 

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