L’Homme le plus heureux du monde (Najsreḱniot Čovek na Svetot) de Teona Strugar Mitevska
Quelles circonstances plus défavorables pour rencontrer son ravisseur que celles d’un speed dating ? La question qui terrasse l’esprit d’Asja comme de Zoran est de savoir si on a la force de faire face aux origines de sa propre souffrance, ou si l’on préfère s’enfuir. Cependant, la nature même du lieu s’apparente à une vaste prison, avec ses occupants en uniformes, installés à des tables séparées, et qui suivent docilement les instructions du programme qu’on a créé pour eux. Du haut de ses impétueux talons vernis, Marta, l’hôtesse organisatrice, s’investit avec un enthousiasme sévère et complaisant, œuvrant bien entendu pour que chacun et chacune trouve l’amour et la possibilité de le partager. Fière des activités pourtant sordides qu’elle met en place, Marta devra veiller à ce que les saboteurs que représentent alors Asja et Zoran n’anéantissent pas ses plans, ni ne répandent leur frénésie parmi les autres. Elle impose un cadre (une certaine industrialisation et normalisation de l’amour), mais incarne également l’époque moderne, détournée au maximum des tragédies et de la honte du passé. Implicitement, son objectif est de neutraliser les tensions sociales, ethniques et religieuses qui adviennent trop vite entre les participants. En somme : éviter une seconde guerre de Yougoslavie basée sur les résurgences de la première. L’histoire très complexe et hors du commun d’Asja et Zoran a une forte portée universelle puisque les autres participants, venus partager joie et amour, symbolisent finalement la société toute entière ; ils seront conviés à prendre parti lors d’un éclatant procès improvisé.
Tiré de l’histoire personnelle d’Elma Tataragic (co-scénariste), L’Homme le plus heureux du monde est l’occasion pour la réalisatrice macédonienne de réaffirmer la justesse de ses choix esthétiques et narratifs lorsqu’il s’agit de faire éprouver les amères sensations de situations suffocantes. Ce film plein de faux sourires et de vraies larmes, fonctionne sur une remarquable dialectique de la suggestion, qui permet un étalement très progressif des éléments du contexte. Le travail de l’image repose sur un double procédé de mise à distance et de proximité avec les personnages : la caméra se promène çà et là entre chacun et chacune via une majorité de plans serrés ; Asja particulièrement est filmée de telle sorte qu’on ne perçoit distinctement son visage qu’après avoir observé la couleur de ses cheveux, la forme de ses épaules, la courbe de ses lèvres.
Teona Strugar Mitevska propose une fois de plus un film soigneusement écrit et mis en scène, par un accord très adroit entre violence et poésie, remords et pardon, coups de feu et coups de foudre.