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Teona Strugar Mitevska, L'Homme le plus heureux du monde

Publié le 08/06/2023 par Basile Pernet / Catégorie: Entrevue

À l’occasion de la 6e édition des Bridges Film Days organisés par Bozar en ce début d’année 2023 et consacrés au cinéma d’Europe de l’Est et d’Europe centrale, nous avions découvert le dernier long-métrage de la réalisatrice macédonienne Teona Strugar Mitevska, L’Homme le plus heureux du monde. Centré sur les résurgences du traumatisme de la guerre en Yougoslavie, ce film met en scène la rencontre imprévisible d’une femme et d’un homme à Sarajevo. C’est non sans un frisson glacial qu’ils découvrent que trente ans auparavant, l’homme avait tiré sur la femme au moment du siège de la ville. Dans ce huis clos anxiogène, l’heure est venue de faire le point, de se regarder différemment, et pourquoi pas de se réconcilier. Sélectionnée à la Mostra de Venise 2022 pour ce film, Teona Strugar Mitevska a accepté de nous rencontrer pour nous expliquer son travail et nous décrire son parcours.

Teona Strugar Mitevska, L'Homme le plus heureux du monde

Cinergie : Quelle posture avez-vous adoptée lors de l’écriture du scénario de L’Homme le plus heureux du monde, qui est tiré de l’expérience personnelle de votre co-scénariste Elma Tataragic?

Teodona Strugar Mitevska : La première question que je me suis posée était de savoir si j’avais le droit de parler de cette histoire profondément personnelle et intime de mon amie Elma. “Est-ce que je suis la bonne personne pour le faire” ? C’est selon moi la question la plus importante à se poser dans ce genre de situation. Nous en avons longuement parlé, avant même de commencer quoi que ce soit. Mais dans la mesure où nous avions déjà collaboré pour quatre films au moins, il était évident pour elle que nous devions écrire cette histoire ensemble. C’est elle qui m’a donné le feu vert. Malgré tout, j’ai mis beaucoup de temps à me sentir légitime car je ne vivais pas dans les Balkans pendant la guerre. Et même si j'en suis originaire et que cette guerre a changé ma vie, je me suis aperçu que je ne la connaissais pas bien, tout simplement parce que je ne l’avais pas vécue. Nous avons fait énormément de recherches, et au fil du temps, j’ai appris beaucoup de choses que j’ignorais complètement. Et puis, qu’est-ce que le cinéma, sinon la recherche de la vérité? Selon moi, il doit parvenir à rendre toutes ces sensations liées aux pires atrocités dont l’être humain est capable.

 

C. : Pensez-vous que vous auriez abordé le film différemment, si vous aviez vécu là-bas au moment de la guerre ?

T. S. M. : Très honnêtement, je pense que si j’étais restée en Macédoine, je serais morte. Quand on vit dans une société à ce point corrompue et injuste, le quotidien est horrible. Moi, j’ai eu la chance de pouvoir voyager et de me consacrer à ce dont j’avais envie. Finalement, peut-être que l’éloignement m’a permis d’avoir un regard plus clair, une meilleure perspective. Je vois la peinture dans sa globalité, sans être polluée par des détails. Cela me permet par exemple de poser des questions qui ne sont pas confortables, d’oser le faire. Peut-être que j’ai tort, peut-être que je ne sais rien, mais c’est mon moyen d’exister dans ce monde : de réagir face à l’injustice. Sans la liberté d’expression, nous sommes des “worms” (vers).

 

C. : Quels procédés cinématographiques aimez-vous utiliser pour créer et maintenir cette tension très glaçante que l’on retrouve dans la majorité de vos films?

T. S. M. : Chaque histoire a une façon d’être racontée. Mon rôle est donc de trouver ce moyen de faire ressentir une expérience au public. Je déteste me répéter, et chaque film constitue un projet de recherche en soi. Pour ce film, le plus important était de réussir à montrer le contexte d’urgence qui est celui des personnages. Un lieu, un moment, quarante personnages. Mon but était de capter l’immédiateté. Nous avons fait beaucoup de répétitions mais aussi d’improvisations. Chaque matin, sur le plateau, je disais aux actrices et aux acteurs : “Ne cherche pas la caméra, elle va te trouver”. Ça obligeait tout le monde à se concentrer sur son personnage. C’est pour moi cette immédiateté qui est le plus important dans ce film, et que je pense avoir réussi. Pour la première fois, j’étais libre dans ma façon de faire du cinéma, comme jamais je ne l’avais été pour mes précédents films.

 

C. : Vous semblez prêter beaucoup d’importance aux détails visuels dans vos films. Comment pourriez-vous nous décrire votre travail à ce niveau?

T. S. M. : Je suis très précise dans mes intentions. Cela passe notamment par la manière de décrire les personnages avec la caméra. Un personnage, c’est aussi un corps, des réactions physiques. C’est tout cela que je m’efforce de représenter avec le plus de justesse possible. Dans tous mes films, je travaille avec des chorégraphes pour que les comédiens et les comédiennes réussissent vraiment à habiter le corps de leur personnage.

 

C. : Ce dernier film, à l’instar de votre précédent Dieu existe, son nom est Petrunya, rend compte de fortes tensions liées aux divergences de confessions religieuses et à l’appropriation de la religion par les femmes. Pouvez-vous développer votre point de vue sur ces tensions?

T. S. M. : Ce que je cherche à montrer dans ce film en particulier, c’est la grande diversité culturelle qui régnait à Sarajevo et qui n’empêchait pas les gens de vivre en harmonie. C’est ça qui faisait la beauté de Sarajevo, cette grande diversité ethnique et religieuse. Aujourd’hui, cela a pas mal disparu, mais j’ai espoir que ça revienne.

 

C. : Comment justifiez-vous le choix du huis clos?

T. S. M.: C’est lorsque l’on est enfermé que la vérité sort.

 

C. : Et en ce qui concerne l’uniforme que portent tous les participants au speed-dating?

T. S. M. : C’est une idée assez drôle que nous avons eue, mais cela vient aussi de mon milieu culturel. Quand j’étais jeune, nous avions un uniforme bleu, pour l’école, mais c’était aussi le cas dans les usines. C’est quelque chose qui vient directement de la Yougoslavie. Ça avait du sens pour donner une identité à un État constitué de différents pays.

 

C. : Pourquoi l’héroïne Ajsa ne part-elle pas de cet endroit où elle semble vivre un enfer? Elle franchit le seuil de la porte à différents moments, mais fait demi-tour à chaque fois...

T. S. M. : Car il est impossible de partir. C’est la vérité qui la retient. Elle doit rester pour survivre. Elma, mon amie donc, était restée en contact plus de dix ans avec cet homme qui, trente années auparavant, avait été son ennemi.

Lorsque je suis allée à Venise pour présenter le film, un Bosniaque qui vivait là-bas est venu me voir et on a discuté tout en marchant vers un restaurant. Il m’a dit : “Vous savez, ce que vous racontez dans votre film, c’est aussi mon histoire car moi aussi j’ai été blessé, mais jamais je ne pourrai rencontrer cette personne qui m’a tiré dessus”. Nous avons continué à en parler pendant cinq bonnes minutes, et il a fini par me dire : “Mon Dieu, je crois que j’ai envie de rencontrer cette personne ; ça pourrait peut-être me soulager”. Je me suis tout de suite mise à penser que c’était cela dont la Bosnie avait besoin ; sans même parler d’individus, tous les pays ont besoin d’une possibilité de réconciliation. C’est donc pour cette raison qu’on ne part pas. Si on part, on va juste mourir de tristesse.

Il y avait pourtant une scène où on voyait le personnage de Asja partir de l’hôtel, mais on ne l’a pas gardé au montage. Sitôt que le personnage sort du huis clos, la tension s’en va elle aussi. Dramaturgiquement, on avait besoin que cette prison reste intacte. La fin du film, qui est le seul moment où l’on sort du lieu pour contempler la ville de Sarajevo à la tombée de la nuit – cette fin n’aurait pas été la même.

 

C. : J’aimerais à présent revenir sur votre parcours jusqu’à vos premiers films. Vous avez donc étudié le cinéma à la Tisch School of the Arts de New York au début des années 1990. Cela a-t-il constitué un changement radical dans votre vie ? Comment percevez-vous cette période aujourd’hui?

T. S. M. : Vous savez, je suis une vagabonde. Je suis partie de chez moi à 17 ans et je n’y suis jamais retourné. Sauf pour tourner mes films bien sûr. J’étais une fille ambitieuse qui voulait conquérir le monde, et la Macédoine était trop petite pour moi. Je voulais étudier le cinéma dans la meilleure école. J’ai réussi à obtenir une bourse, et puis je me suis pas mal débrouillée toute seule. J’avais de la stamina (persévérance), mais aussi de la chance. J'ai grandi avec des parents qui ne m’ont mis aucune barrière et n’arrêtaient pas de me dire : "Tout est possible”. J’ai donc grandi en croyant vraiment que tout était possible. Et quand tu penses ça, eh bien, tout devient réellement possible.

 

C. : Diriez-vous que l’esthétique propre au cinéma américain a influencé votre travail?

T. S. M. : Non, pas du tout. Enfin, peut-être celui des années 1960, celui de Cassavetes, ou de Maya Deren par exemple. J’allais faire allusion au cinéma d’auteur, mais c’est avant tout les Français qui le font (rire).

 

C. : Vous a-t-il sinon influencée en termes de méthode?

T. S. M. : Oui, peut-être davantage. C’est sans doute là-bas que j’ai appris à structurer mon travail et à être très organisée.

 

C. : C’est aussi là-bas que vous avez appris l’anglais?

T. S. M. : Non, je l’ai appris en Macédoine, ainsi que le français et l’allemand. Il y avait un bon système éducatif en Yougoslavie.

 

C. : Quel.le.s réalisateur.rice.s et courants cinématographiques vous ont inspirée dans votre travail, et continuent de vous inspirer aujourd’hui?

T. S. M. : Il y en a énormément. Par exemple, en venant ici, j’ai vu l’affiche de Home d’Ursula Meier, j’adore ce film, et j’adore cette réalisatrice. J’aime beaucoup Lucrecia Martell aussi, elle est magnifique ! Un autre film qui a changé la trajectoire de mon travail est Beau travail de Claire Denis. Ensuite, j’ai vu tous ces films que j’ai beaucoup aimés. Il y a aussi Agnès Varda, dont chaque film propose quelque chose de nouveau ; elle est dans une recherche perpétuelle, c’est très étonnant et très intéressant. La réalisatrice ukrainienne Kira Mouratova a aussi fait des films magnifiques.

Ce soir je vais aller voir l’avant-première du film Luka, de Jessica Hope Woodworth. J’aime beaucoup ces autres films.

Et quand j’étais plus jeune, certains films m’ont bouleversée quand je les ai vus au cinéma, comme tous ceux de ma génération d’ailleurs ; par exemple Rosetta, des frères Dardenne, ou encore Seul contre tous de Gaspar Noé.

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