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La Mesure des choses de Patric Jean

Publié le 03/12/2021 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Au Festival du Film Méditerranéen de Bruxelles le 5 décembre dans la section « Medoc »

 

Les leçons de l’histoire

 

Drôle d’opus que le nouveau long-métrage de Patric Jean. Il y avait déjà du lyrisme dans ses films précédents, mais ils étaient aussi teintés de colère, d’urgence et d’une hargne qui leur donnaient la force des coups de poings sûrs d’eux-mêmes et de leur pourquoi. La mesure des choses ne filme ni les banlieues enflammées et leurs prisons, ni les violences faites aux femmes, ni les enfants du Borinage. Mais c’est bien encore une fois les laissés-pour-compte, les damnés de la terre, les esclaves invisibles qu’il va capter dans les éclats du monde qui jonchent les contours de la mer Méditerranée. Et dans les paysages saturés de ciel bleu, le lyrisme prend le pas.

La Mesure des choses de Patric Jean

La colère est toujours là, même si elle s’est comme éparpillée au coin des séquences, dans un champ-contrechamp qui saisit d’un côté les artisans tanneurs dans leur puits de couleurs malodorant, et de l’autre les touristes qui les prennent en photo. Il y a un humour grinçant dans la grammaire d’un plan par exemple qui filme ici les bouteilles vides qui glissent sur le tapis roulant d’une usine et là, dans le même axe, les touristes qui surgissent en troupeau des bateaux. Plus loin, les poulets embrochés tournent, comme ailleurs, les gens dans les manèges des foires d’attractions.

Dans une sorte de promenade poétique autour de la mer Méditerranée, le film avance doucement en de grands plans d’ensemble soignés, entre terre et ciel, le plus souvent fixes. Il aligne les mêmes éléments dans chaque plan jusqu’à saturation du champ de vision. Bouteilles, pneus, bateaux, gilets de sauvetage abandonnés sur le littoral, il trame ses rimes visuelles et labyrinthiques avant de rebondir d’élément en élément. Entretemps, il capte des confidences, des gestes, des moments de la vie de quelques hommes. Celle des pêcheurs vouée désormais à presque rien, celle de ceux qui rêvent de traverser ou encore de ceux qui ont traversé et « travaillent » - si tant est qu’une telle forme d’esclavage moderne puisse encore être appelé « travail » - dans les serres espagnoles, de ceux qui sont bloqués et se meurent sur les îles grecques… Enfin, il y a aussi les traces de ceux qui n’ont pas réussi à atteindre l’autre rivage et qui subsistent dans des appels téléphoniques, des images de rescapés, des plages jonchées de gilets. Et la Mesure des choses se déploie, assez grandiose, de plans magnifiques en séquences magnifiées comme un catalogue de cimetières. Cimetières de matières mortes et abandonnées, de rêves échoués et de misères quotidiennes qu’il alterne avec le monde d’aisance, de richesses et de productivités du Nord, ses usines, ses transats, ses machineries de pointe, propres, sans âmes.

Qu’est-ce qui fabrique toute cette misère que Patric Jean filme ? À partir du personnage mythologique de Dédale, figure de l’ingénieur par excellence, de la maîtrise et de la science appliquée, Jean déroule une vision de la nature humaine construite sur la morale grecque, qui met en avant la soif de domination des hommes et la transgression des limites. Cette démesure, cet « hybris », que l’Antiquité grecque définit comme la rupture des règles tacites qui gouvernent le monde, constitue « la » faute qui voue l’homme à sa perte et que les Dieux punissent toujours. Bien se conduire et respecter les dieux sera la recherche de l’équilibre entre les forces en présence, la quête pour l’homme de « la juste mesure » et de sa juste place, modeste et conscient de ses limites. Cette notion qui constitue aussi le fondement de la culture occidentale avant le christianisme, détermine la morale qui nous irrigue encore à travers l’histoire. Et le film de s’employer donc à filmer la démesure humaine, ses accumulations, sa maîtrise du vivant, ses échecs, ses violences... Et les regrets de Dédale… De l’impossible à mesurer ne reste, finalement, que la mer et le ciel. Et un espoir qui clôt le film.

Cela dit, on s’étonne sans cesse de ce récit autour de Dédale et de son adresse à Icare quand on connaît la chute de cette histoire-là. Puni pour avoir aidé Ariane à faire sortir Thésée du labyrinthe qu’il avait construit pour emprisonner le Minotaure, le roi Minos fit enfermer Dédale dans son œuvre, avec son fils. Les ailes n’ont d’autres buts que de leur permettre de s’échapper du labyrinthe. Mais Icare, enivré par la joie de voler, montera trop haut, le soleil fera fondre la cire qui assemblait les ailes et sa chute sera mortelle. Dédale, encore une fois, sera l’artisan de son malheur. De son ingéniosité, il n’a jamais cessé de payer le prix. Alors que signifie cette adresse à son fils ? Et cette dédicace du film aux jeunes générations qui se soulèvent aujourd’hui ? Peut-être est-ce le côté vengeur du cinéma de Patric Jean ? Son côté Tarantino ? Quand le cinéma rejoue l’Histoire pour la réécrire et la remettre dans le droit chemin ? D’autres Icares prendront leur envol, éclairés par ce nouveau Dédale et ne se soulèveront pas trop près du soleil ? On ne sait toujours pas vraiment... C’est le côté moralisateur du film, en tous cas - et son côté labyrinthique.

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