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La miséricorde de la jungle de Joël Karekezi

Publié le 03/05/2019 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

« Au coeur des ténèbres »

Véritable film de guerre survivaliste, La miséricorde de la jungle plonge dans la forêt tropicale, au nord de la République Démocratique du Congo dans la région du Kivu, où la guerre n’a pas cessée de faire rage depuis le génocide rwandais de 1994. Zone de refuge pour les Tutsis menacés dans leur pays, cette région extrêmement riche en minerais, frontalière aussi de l’Ouganda et du Burundi, est depuis plus de vingt ans maintenant à feu et à sang. Objet de toutes les convoitises, elle est déchirée entre les différentes armées et autres groupes rebelles qui rivalisent pour faire main basse sur « les minerais de sang ». Mais il ne faudrait pas aller voir ce deuxième long métrage en espérant avoir un éclairage sur les tenants et les aboutissants inextricables de ces conflits. Ce n’est pas le propos du jeune réalisateur rwandais Joël Karekezi, et c’est tant mieux. La biennale du Fespaco, lui a attribué l’étalon d’or, récompense suprême, et le comédien belgo-congolais, Marc Zinga, y a reçu le prix d’interprétation masculine. Produit majoritairement par les belges de Néon Rouge, La miséricorde de la jungle, première fiction réalisée sur la guerre du Kivu par un Rwandais, est une belle réussite, un film de genre puissant, hypnotique parfois, à d’autres moments poignant.

Alors qu’ils viennent d’essuyer des tirs et tentent de se reposer, des soldats de l’armée rwandaise sont de nouveau attaqués et lèvent le camp précipitamment. Mais ils laissent derrière eux deux soldats, oubliés... Le sergent Xavier, dont toute la vie se résume à la guerre, épuisé par les conflits sans fin, interprété avec puissance et justesse pour Marc Zinga, et le jeune soldat Faustin (Stéphane Bak, une belle révélation), qui vient de s’embarquer aux côtés de l’armée avec une certaine innocence, sont désormais seuls, face à la jungle, aux autres armées, aux groupes rebelles… Plus rien ne les protège des autres ni d’eux-mêmes. Portée au plus prêt des corps suants, soufflants, souffrants, dans la chaire désolée, la caméra ne lâche pas ses personnages. Lorsqu’elle survole l’immensité du territoire, c’est pour souligner leur isolement et leur solitude. Superbement photographié et digne de n’importe quel film du genre, pourvu qu’il se veuille réaliste, flirtant parfois avec l’onirisme et à d’autres moments, filmant frontalement la guerre dans toute sa violence, La miséricorde de la jungle se construit surtout comme un huis clos à ciel ouvert - ou bouchée de végétation -, magnifié par ses deux comédiens exceptionnels. A travers la jungle où ils tentent de se cacher ou qui les enferment, les deux hommes se rencontrent, s’affrontent, se dévoilent, marqués par leur histoire, leur douleur et leurs fantômes, prêts à ressurgir à tout instant. Leur parcours est un véritable chemin de croix, une lente descente aux enfers qui aurait commencé il y a bien longtemps et ne devrait jamais se terminer… Mais leur rencontre les conduira à se sauver mutuellement.

La miséricorde de la jungle n’est pas un mode d’emploi des conflits au Kivu. Avec maestria et un certain lyrisme, Joël Karekezi réalise avant tout une oeuvre pacifiste qui emprunte les voies du film de genre pour raconter la tragédie de tous ceux qui subissent ce conflit, l’un des plus longs, terribles et meurtriers de ce siècle. Sans rentrer dans le détail d’explications historiques, le film s’emploie surtout à rendre les frontières poreuses et réversibles. Ici, il n’y a que des collines, des vallées, la forêt… La langue que l’on parle semble partout la même. Les treillis sont identiques, quelque soit le camp, et chacun se grime, s’habille ou se dévêt en fonction de ceux qu’ils croisent. Il s’agit avant tout de sauver sa peau et l’ennemi peut surgir à tout instant. Qui est qui, qui fait quoi ? A par les civils, que les balles ratissent d’un côté comme de l’autre, difficile de se reconnaître. Tout le monde est un mort ou un bourreau en puissance. Les violences traversent les générations, déshumanisées par les atrocités subies, nourries de désirs de vengeances intarissables. « Ça peut pas finir » déclare désespérément Xavier. « Ça doit finir », dira-t-il plus tard. Mais c’est la tragédie de ce conflit, qu’il ne semble pas possible d’y échapper, sauf par la mort. Enfin, peut-être que si, pour certains, ceux qui veulent racheter leur faute, l’innocence encore, par on ne sait quel miracle, chevillée au corps.

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