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Les Fleurs de l'ombre d'Olivier Magis

Publié le 15/11/2014 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

En se délivrant...

Premier long métrage documentaire, Ion était le portrait d'un homme, pratiquement aveugle, le récit de son parcours tourmenté d'exilé loin de la Roumanie de Ceausescu. Les fleurs de l'ombre, tourné avant mais monté après, se déroule à nouveau en Roumanie, et s'attache, une fois de plus, à filmer la cécité. Mais ici, il ne s'agit plus d'un homme ni du récit d'une vie. Olivier Magis filme plusieurs femmes handicapées de la vue, toutes plus belles et émouvantes les unes que les autres réunies ensemble le temps d'un week-end, lors d'un drôle de concours de beauté. Dans le temps suspendu d'une parenthèse hors du monde, ce second long métrage documentaire recueille, avec beaucoup de délicatesse, les confidences de ces femmes, leurs blessures et leurs fragilités. Et la force très douce qu'il faut pour se délivrer du regard de l'autre et construire ailleurs l'enjeu de sa séduction.

Les Fleurs de l'ombre d'Olivier Magis

Des femmes défilent sur la scène d'une salle de concert et, frontales, balancent leur regard à la caméra. Il faut du temps pour comprendre où Les fleurs de l'ombre nous embarque. Il faut tout le temps d'une traversée en bateau, la séquence suivante. Les cadrages sont fixes, les plans sont lents et calmes. Tout va tranquillement. Au fil de l'eau, au fil des visages qui se croisent, de quelques conversations glanées ici ou là, dans les yeux flous et les regards tâtonnants de ces femmes, dans leur discussion, leur confidence ou le récit de leur impression se dévoile une réalité qu'on n'avait pas perçu, qu'elles ne voient pas. Elles sont aveugles, à divers degrés, pour diverses raisons. Dans leur sillage, Les fleurs de l'ombre nous entraîne lentement, le temps d'un concours de beauté qui affiche peu à peu des objectifs modestes et chaleureux, le long de ses temps forts, de ses temps morts, sans suspense, sans spectaculaire. De cette chronologie, le film ne s'écarte guère. Il y puise son rythme, il cale son pas sur les tâtonnements délicats de ces gens aveugles. Il suit leurs déplacements prudents, recueille des moments de rencontres entre femmes, des menus plaisirs pris à s'apprêter, à se confier, d'autres moments de doutes ou d'anxiété. Souvent en retrait, près des portes, un peu à l'arrière, il filme à distance des gestes, des hésitations, des laisser-aller aux bras des autres. Et des sourires doux qui ne s'adressent à personne en particulier. 
Cette lenteur hésitante, qui crée peu à peu une sorte de temporalité tranquille tissée de précautions délicates, le film la rejoue, en fait sa grâce parfois un peu maladroite. Il la travaille dans ces plans en forme d'échappées, sorte de contrechamps aux regards aveugles, évocation aussi légère qu'un dessin d'enfant à la craie. Il la trouve dans les portraits répétés de ces femmes allongées dans l'herbe, face au ciel et au soleil. La nature environnante, cadrée en plan fixe, la lumière radieuse de l'été, la durée soutenue des séquences, tout confère à ces Fleurs de l'ombre un lyrisme doux et modeste que chaque plan, conclu avec soin, ramasse délicatement. Il scande sa matière sur la petite musique nostalgique d'Erik Satie, toujours la même ritournelle envoûtante. Et la caméra, plutôt immobile, privilégie toujours la pudeur. Elle cadre une chambre et une conversation sans rien montrer de ceux qui y dialoguent. Elle reste dans un couloir quand le nuit tombe pour saisir des échanges qui n'appartiennent à personne en particulier. Elle se tient doucement à distance. Alors, quand elle se rapproche des visages, c'est surtout sur le mode de la caresse, de plans fixes, longs, lents, attentifs et soigneux. Et, en général, les femmes à l'écran sont à deux, ou en groupe. Ce qui se dit s'échange le plus souvent sous forme de confidence, dans une parole intime qui s'abandonne. Lorsqu'il leur demande de se confier, Magis saisit le visage silencieux des unes, mais fait glisser dessus les propos d'une autre. Les douleurs, les fragilités semblent se confondre, toutes prises dans des problématiques similaires. Mais le procédé, contrebalancé par l'attention de la caméra au visage et au geste de chacune, ni n'exhibe ni n'expose mais conserve, au contraire, dans ce brouillage de l'origine de la parole, la réserve essentielle à la pudeur. 

Dans son principe d'unité de lieu et de temps, Les fleurs de l'ombre procède simplement, en suiveur attentif et à l'écoute, jusqu'à l'issu du concours, auquel il échappe un peu (la gagnante est filmée de dos, plus ou moins vite, comme au détour d'un plan). Cette simplicité même, cette attention dépouillée, confère au film sa délicatesse. Au final, dans ce concours de beauté plutôt exceptionnel oùdes jeunes femmes malvoyantes viennent se faire belles, se rencontrer, se raconter et se montrer à un jury composé d'hommes et de femmes (voyants et non voyants eux aussi), ce qu'en capte Oliver Magis, c'est ce qu'il reste du féminin une fois qu'il s'est départi de la question du paraître.

Si être belle ne se construit plus dans le regard qu'on porte sur soi par l'entremise du regard des autres, alors qu'est-ce que cela peut encore signifier pour une femme ? Celle qui fut à l'origine du concours l'énonce très simplement : « Pour se sentir belle, encore faut-il avoir confiance en soi ». C'est cette confiance-là que ces femmes vont chercher en assumant leur cécité et en s'exposant ainsi aux autres, dans une épreuve que tous veulent avant tout chaleureuse. Loin des violences aveugles qui sont faites aux femmes dans leur image, Les fleurs de l'ombre capte délicatement la douce majesté qu'il faut pour se montrer dans ses fragilités, l'enjeu peut-être de tout désir de se livrer - et de se délivrer du regard des autres.

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