Dans la lumière pâle d’un jour gris, deux hommes sont au bord de l’eau ; le fleuve est si grand qu’ils semblent pris tous deux dans cette masse grise immobile, légèrement irisée par le vent. Un rituel a lieu : les deux hommes laissent partir, au gré du courant, deux petits radeaux couverts de fleurs, tout en chantonnant une mélodie gutturale au rythme apaisant. Les eaux du fleuve Magdalena sont grises, comme l’aube qui se lève d’un jour immémorial. Les eaux du fleuve Magdalena sont rouges, rouges du sang des hommes fraîchement abattus.
Los Abrazos del rio – L’étreinte du fleuve
Le fleuve Magdalena charrie des cadavres aux mains liées, aux visages criblés de balles et aucune parole n’a pu même échapper de leurs bouches bourrées de chiffon. Ici se trouve l’Etreinte du fleuve, deuxième volet de la trilogie ambitieuse Campo Hablado, au croisement entre un écheveau de sens patiemment tissé par les récits indigènes, et une violence sans nom que rien ne peut justifier. Ici, se tient le réalisateur Nicolas Rincón Gille, venu à la rencontre d’une parole, d’une pensée magique, ancestrale, qui nous parle de liens, d’amour et de sorcellerie, de naissances violentes, de vies âpres et de la mort qui n’est pas séparée de la vie. Il se heurte, et nous heurte en même temps, à une violence moderne, actuelle qui brise le temps du mythe : ce sont les exactions des paramilitaires, qui, pour contrôler et rançonner ces régions pauvres, viennent y semer la terreur par l’assassinat systématique.Comment rendre compte de la violence sans sombrer dans la pornographie de l’horreur ?
Comment trouver une pudeur qui n’édulcore pas la tragédie ? La grandeur du film est de tenir là, sur cette ligne presque impossible, entre l’absurde et le sens, entre le désespoir muet et le désespoir qui devient récit. Alors, le rituel des Indiens réunis contre les paramilitaires tient lieu d'acte de résistance ; le simple regard d’une femme sur des cadavres inconnus descendant le fleuve devient des funérailles ; la parole d’une mère qui sent bouger près d’elle son fils assassiné, acquiert une puissance de résurrection.
À la fin du film, il est évident que ces morts inconnus désormais nous accompagnent. Parce que les morts comme les vivants, les plantes comme les choses, participent de ce récit tragique : le réalisateur a adossé son film sur le pays entier qui lui transmet sa force.
Avec une extrême souplesse, la caméra rôde sur le fleuve, glisse sur ses tourbillons, et attrape au passage le visage d’une jeune fille qui pêche, de l’eau jusqu’au menton. La caméra ne va pas des hommes à la nature, comme pour nous faire voir, dans un mouvement classique, l’horizon de leur regard : elle va plus souvent d’une branche d’arbre à la nuque d’un paysan, d’un oiseau qui s’envole à une main humaine, et raconte cette inséparabilité des Indiens et de leur pays. Si ces femmes, ces hommes sont toujours là, c’est qu’ils ont la force et la fragilité des arbres plantés au bord de l’eau, qu’ils ont là leur lit au même titre que le fleuve a le sien.
Dounia Bovet-Wolteche