Besos frios (Baisers glacés) était conçu au départ comme le prologue au long-métrage Noche herida (Nuit blessée), dernier volet d’une trilogie : En lo Escondido (2007) et Los Abrazos del Rio (2010)(1). Bogota est la capitale d’un pays où 2 à 4 millions de personnes ont été déplacées par la violence. Si l’on connaît mieux la violence exercée par la guérilla, l’utilisation politique du kidnapping et la pression exercée sur la population civile, l’incorporation par la force de nouveaux conscrits, les pratiques de l’armée officielle sont longtemps restées secrètes. Celle-ci a assassiné, depuis dix ans, plus de 3.750 personnes, des jeunes issus des banlieues pauvres de Bogota et soi-disant embauchés par aller travailler dans une province lointaine. Leur exécution avait lieu peu de temps après leur départ en camion et leurs dépouilles attribuées à des guérilleros tués lors d’affrontements avec l’armée. Pour chacune d’entre elles, leurs assassins touchaient une prime.
Besos frios de Nicolas Rincon Gille
Un comité des mères de ces disparus s’est constitué depuis 2007 pour réclamer justice et obtenir la restitution des corps.
Le thème des disparus traverse la trilogie de Nicolas Rincon Gille et s’élève comme un chant funèbre.
Dans L’étreinte du fleuve (Los Abrazos del Rio), ce sont des centaines de cadavres que charrie le grand fleuve, mutilés, en décomposition. Comment faire le deuil de ces disparus qui viennent hanter la maison où ils vécurent. Une mère implorait : « J’ai demandé à son âme de se montrer, pour qu’on puisse l’enterrer. Si tu es mort, montre-nous où est ton corps.»
Besos Frios raconte la quête de trois mères de disparus. Elles vivent à Soacha, dans la périphérie de Bogota.
Luz Marina Bernal, après des recherches infructueuses dans les hôpitaux psychiatriques, les morgues, « le bronx » de Bogota, découvre que le nom de son fils figure sur une liste des guérilleros abattus lors d’un combat, en janvier 2008, comme chef d’une milice. Une photographie falsifiée par l’armée le montre tenant dans la main gauche un gros calibre. Or, son fils est handicapé de naissance. Elle a souvent rêvé de lui. Il l’emmenait à moto à travers un paysage désolé jusqu’au lieu de son exécution. Le jour de son enterrement à Bogota, une fois qu’elle eut récupéré son cadavre par ses propres moyens , il est venu la serrer dans ses bras.
Jaime Estiven, le fils de Maria Ubilerma, connut un même sort, quelques jours plus tard. Il a disparu à un moment financièrement difficile pour sa famille. Il a eu le temps de prévenir sa sœur du lieu où l’armée l’avait amené. Lui aussi fut présenté comme un guérillero, puis enterré dans une fosse commune. Il avait seize ans. Il apparaît souvent dans les rêves de sa mère et ses baisers sont froids «comme lorsqu’on colle sa langue sur un glaçon». Parfois, ce sont ses sœurs qui le sentent venir.
Lucero exerce le métier de chanteuse. Son fils Omar n’avait pas terminé ses études secondaires. Il avait préféré prendre son sac à dos pour parcourir la Colombie, en pratiquant l’artisanat pour gagner sa vie. C’est en 2007 qu’il cessa de donner signe de vie. Il avait 26 ans. Après de longues recherches, Lucero apprend qu’Omar doit être enterré dans un cimetière près de Medellin. Elle découvre son tombeau anonyme, avec pour seule mention «restes». Et d’un coup, elle visualisael’horreur de ce mot.
Ces trois portraits sont tracés avec tendresse, dans leur brièveté. Ils suggèrent l’intensité de la douleur des mères, les épreuves traversées à la recherche de leurs fils disparus. Les rêves prémonitoires y occupent une grande place. Ils appartiennent à l’imaginaire oral traditionnel, omniprésent dans les films de la trilogie, qui nous met en communication avec « les âmes bénies » de ceux-là dont les tombes anonymes ne portent d’autre indication que les dates de décès.« Couchez vos enfants tôt/ou nous allons les endormir pour toujours. » Ce graffiti paramilitaire dans le sud de Bogota pourrait servir d’exergue menaçant et cruel au court-métrage de Nicolas Rincon Gille. Et les âmes de ces enfants défunts sont les lucioles dont la clarté minuscule éclaire les chemins des cimetières et des fosses communes. Besos frios constitue tout à la fois le prologue et le terrible épilogue d’une inoubliable trilogie.
Un coffret réunit les documentaires de la trilogie sous le titre de Campo hablado. Il est disponible au CBA, Centre de l’audiovisuel à Bruxelles. ( www. Cbadoc.be)