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Notre village de Comes Chahbazian

Publié le 02/05/2023 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

L’histoire qui se répète

Sélectionné à Punta de Vista où il a remporté le prix Jean Vigo du Meilleur réalisateur, sélectionné à Millenium et bientôt, en France dans le cadre du Festival Jean Rouch, le nouveau documentaire de Comes Chahbazian s’installe longuement dans un village du Haut-Karabagh pour filmer ce qu’il reste de la guerre. C’est là, dans l’Artsakh au début des années 90, que des hommes et des femmes ont fait le choix de défendre leur territoire contre l’Azerbaïdjan. Mais c’est là aussi que le même conflit, trente ans plus tard, va reprendre. Avec cette grammaire qui caractérise son cinéma, une frontalité à toute épreuve, une attention droite et tendue aux êtres qu’il filme, Comes Chahbazian réalise un documentaire âpre, dépouillé, pudique et poignant qui raconte l’histoire d’un peuple digne comme une tragédie antique.

Notre village de Comes Chahbazian

Aux premières images du film, un enfant joue, se tient en équilibre sur un pied, balaie les nuages dans le ciel. Mais l’équilibre est précaire, le jeu dérisoire, et la pensée magique de l’enfance ne peut pas grand-chose contre les nuages qui s’accumulent sur ce territoire. De nouveau, de ce pays de pierres et d’arbres, Comes Chahbazian filme l’essentiel, la forêt, les maisons de pierres, le village dans la nuit à peine éclairée. Les plans sont larges, immobiles, lents. Ils mesurent le temps, ouverts au vent, aux bruits de la nature, à l’obscurité du matin. Peu de groupes dans ces scènes, aucune agitation urbaine, mais des rues vides et faites de cailloux. On monte dans ce village comme dans une terre dépouillée, vouée à l’essentiel, un monde presque antique. Quant aux gens qu’il filme, souvent seuls dans leur activité ou face caméra, Comes Chahbazian les regarde évoluer dans la même temporalité des plans fixes, longs et attentifs. Tendu vers eux, il les observe dans leur environnement, dans leurs gestes de tous les jours. Et parfois, très près de leur corps, de leur visage, il scrute la peau, les ombres, les rides. Frontaux, patients, ces plans qui durent construisent une attention aiguë aux êtres qui se livrent, la plupart du temps, avec une forme de douceur. Droits et dignes, ils se racontent. Leurs paroles, qu’on entend d’abord, le plus souvent, en voix off, se mêlent à leurs gestes, dans un quotidien réduit à l’essentiel lui aussi : arpenter, pêcher, nager… Avant que leurs mots ne se donnent à écouter attentivement tandis qu’ils nous font face. Alors les récits de la guerre se superposent aux gestes et à la terre, et viennent hanter corps et territoire.

 Entre ces témoins, un grand récit commun se tisse peu à peu avec beaucoup de pudeur, qui raconte l’histoire de cette guerre et son pourquoi. Mais ce « pourquoi » s’est déjà incarné dans les images de ces gens ancrés dans leur territoire. C’est avec lui qu’ils se tiennent droits comme des arbres, c’est en lui qu’ils se fondent avec les autres animaux qui traversent leur quotidien, omniprésents eux aussi, du chien qu’on caresse au poisson qu’on éventre, c’est lui qu’ils arpentent de long en large avec la lenteur propre à leur marche... Et c’est là une part de la grâce du film de réussir à nous faire éprouver aussi viscéralement cette appartenance des hommes à la terre. Dès lors, comment vivre ailleurs ? Dans la guerre qui s’est abattue ici et qui était déjà, comme le racontent certains à l’écran, la répétition d’une histoire tragique de massacre et d’exil, il s’agissait de défendre et sa peau et sa terre, puisqu’elles sont indissociables. S’impose dès lors la tragédie dont on hérite par delà les temps avec la terre elle-même, comme un destin auquel on ne peut jamais échapper. Peut-être qu’une grande partie de la dignité des êtres rencontrés ici, tient à cette manière droite d’accepter cette destinée ? Car que faire contre le destin, sinon l’endosser le plus dignement possible ? Et toujours présente, toujours vivante en eux, la guerre n’est jamais vraiment terminée, qui rôde dans le regard qui s’égare, dans le corps qui boite, dans la rage qui éclate.

Tragédie de l’histoire et du film lui-même, la guerre éclate à nouveau au cours du tournage. Le conflit reprend ici même, pour les mêmes hommes, trente et quelques années plus tard, comme une malédiction impossible à conjurer. Désormais, il n’est plus à l’écran ni maisons, ni forêts, ni bêtes. Certains reprennent les armes et le cycle continue puisque les accompagnent maintenant sur le terrain des jeunes jusque-là plus ou moins épargnés. D’autres sont saisis derrière des vitres, entre quatre murs. Enfermés désormais loin de leurs terres, de leur vie, prisonniers de ce drame voué à se répéter. Et le film rejoint lui aussi la tragédie en marche, réalisant ce qu’il présupposait lui-même dès le départ, que la guerre, une fois commencée, n’est jamais terminée, qu’elle ne cesse de hanter les êtres, de traverser les corps, et qu’elle peut reprendre, à tout moment.

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