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Peaches Goes Bananas, Marie Losier, 2024

Publié le 06/11/2024 par Benjamin Sablain / Catégorie: Critique

Peaches a été récemment mise en lumière par deux documentaires, dont celui de Marie Losier qui, à son habitude, multiplie badineries et fantaisies dans un film aussi vivant que coloré. La comparaison mérite d’être faite, car elle permet de rendre tangible combien un cinéma documentaire sortant des clous est précieux pour donner chair à un sujet qui serait autrement froidement disséqué en vingt-quatre images par seconde.

Peaches Goes Bananas, Marie Losier, 2024

Cette année, pas moins de deux films sur Peaches sont sortis : Teaches of Peaches produit par Arte et réalisé par Philipp Fussenegger et Judy Landkammer ; Peaches Goes Bananas réalisé par Marie Losier. Peaches est une chanteuse connue depuis une vingtaine d’années pour ses mises en scène aussi provocatrices que créatives, jouant avec les limites pour au mieux bousculer les idées reçues sur les genres et l’égalité des sexes. Elle est connue pour Teaches for Peaches, l’album qui l’a fait connaître, ainsi que pour son film Peaches Does Herself, un opéra électro-rock.

S’il n’est pas exceptionnel de voir sortir deux documentaires sur un même sujet la même année, il est bien plus singulier d’observer des scènes filmées, hors archives, quasiment identiques d’un film à l’autre. L’un comme l’autre incluent une séquence où le groupe se retrouve chez leur coiffeur attitré. Cela laisse imaginer une organisation de tournage quelque peu acrobatique. Mais, si cette situation peut faire sourire, elle ouvre surtout grand la porte à une comparaison plan à plan qui met en valeur tout l’intérêt de la version de Marie Losier, à bien des égards supérieure, que ce soit au niveau de sa sensibilité, de sa créativité, de l’ingéniosité de son dispositif, en réalité à peu près tout mis à part ses qualités informatives. 

Heureusement que Marie Losier est présente pour apporter un peu d’âme et rappeler tout l’intérêt du travail formel et stylistique pour tirer le meilleur d’une artiste ! La cinéaste a déjà eu l’occasion de mettre en valeur de nombreuses personnalités hors norme avec talent et originalité ; Felix Kubin, dans Felix in Wonderland, Cassandro l’Exotico dans le film éponyme, Tony Condrad dans Dreaminimalist… ou enfin à Genesis Breyer P-Orridge (ex-membre de Throbbing Gristle) dans The Ballad of Genesis and Lady Jaye. C’est d’ailleurs au cours du tournage de ce dernier film que Marie Losier croisera la route de Peaches, alors en première partie de concert de Genesis.

Ces portraits d’artistes sont nés par l’art et pour l’art, non dans le sens d’une sorte de purisme cinématographique, mais en tant que Marie Losier travaille en artiste à part entière avec d’autres artistes pour aboutir à des réalisations qui sont davantage que des documents informatifs, mais aussi et surtout l’aboutissement d’échanges créatifs. Elle assume pleinement une esthétique particulière où elle privilégie une caméra Bolex 16 mm, offrant un rendu plus flou, plus arrondi, plus chaleureux, à ses films. Elle assume une manière de filmer assez brute, capturant à la main les différentes scènes. Elle évite enfin de donner à ses films un rendu trop propre pour, au contraire, assumer ces maladresses qui entraînent un sentiment de proximité, d’être avec Felix, avec Cassandro, avec Genesis, de suivre ces personnages pas à pas dans leur quotidien.

Peaches Goes Bananas profite en effet pleinement du dispositif qu’elle a élaboré au fil des années. Peaches apparaît à l’écran dans toute sa singularité grâce au goût prononcé de Marie Losier pour les fantaisies en tous genres qui s’accorde très bien avec les préoccupations des artistes. Sa caméra fétiche continue de plus de bénéficier au film de la plus belle manière, c’est-à-dire non seulement à travers cette proximité qu’elle induit, mais par des conséquences plus singulières. Marie Losier aime brouiller les pistes en vue de faire droit à la complexité humaine.

Premièrement, phénomène que l’on retrouvait déjà dans ses précédents films, sa Bolex 16 mm imprime sur Peaches Goes Bananas une certaine plastique visuelle rappelant les vieilles bobines de films de famille. Ils acquièrent de cette manière une temporalité étrange où l’image se détache de sa date de capture sans toutefois vraiment s’accrocher à l’époque signifiée par les propriétés esthétiques du support d’enregistrement. Les artistes qu’elle filme n’appartiennent dès lors plus vraiment à leur époque, ni même à l’époque hypothétique vers laquelle les qualités plastiques de la pellicule nous orientent. Ils deviennent des sortes de personnages mythiques, des êtres flottants dans les interstices du temps. Cette impression se rehausse de toutes ces saynètes qui émaillent sa filmographie et où les artistes rencontrés déploient leurs univers en sortes de démiurges façonnant l’intérieur du cadre. Ils peuvent dès lors s’épanouir non seulement au fil de témoignages, mais également à partir de leurs créations où, par l’art, l’individu exprime de lui-même plus que des dizaines de milliers de mots pourraient en dire.   

Dans ce film, Marie Losier s’échine à élaborer un véritable labyrinthe temporel où le public bute d’impasse en impasse dans l’espoir de retrouver le cœur du sujet. Or, comme on l’a vu dans le premier point, le présent lui-même ne peut servir de repère, puisque lui-même est parti à la dérive dans une étrange tectonique des plaques. S’il est possible de trouver ses marques jusqu’à un certain point, puisque le récit demeure linéaire pendant près d’une vingtaine de minutes, la narration ensuite se fragmente en une multitude de temporalités déployées sur un même niveau. Tout deviendrait alors présence ; une tapisserie où il ne faut se détourner d’aucun pan de l’ensemble à chaque instant pour en comprendre le déroulé. Peaches est ainsi en même temps ce qu’elle était en 2012 au moment de créer sa pièce d’opéra filmée, ce qu’elle était lorsqu’elle était encore professeur de musique et théâtre pour des enfants, et ce qu’elle est au moment de tourner le film. Comprendre qui elle est dans ces conditions demande à sortir d’une interprétation ponctuelle de l’identité pour appréhender dans la pluralité de ces vécus un polyportrait déroutant. S’interrogeant au départ sur le vieillissement au travers de scènes la mettant en avant de nos jours, le film serait dès lors construit autour d’une confrontation de ces différents âges au travers d’images d’archives et d’images filmées qui s’entremêlent dans un puzzle que le public devra (éventuellement) résoudre.

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