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Rencontre avec Arthur Gillet : Un amour rêvé

Publié le 27/04/2018 par Serge Meurant et Tom Sohet / Catégorie: Entrevue

«La surface de la peau noire de ma grand-mère est la carte de mon voyage »

Cinergie : Ce premier film est inspiré par l’histoire d’amour vécue par tes grands parents dans les années 50 au Congo belge.
Arthur Gillet : Ma grand – mère m’ a toujours parlé du Congo à travers une belle épopée amoureuse, quelque chose de rayonnant . Elle me racontait des histoires de la vie à la plantation de son père, c’était merveilleux . Sauf que lorsqu’on grandit, on apprend des choses qui témoignent d’une certaine incohérence entre l’histoire officielle que l’on apprend par les livres  et la réalité des faits.

Cinergie : Tes souvenirs de la maison de tes grands parents à Floreffe où tu aimais passer tes vacances évoquent tes liens étroits avec ta grand-mère congolaise. Ils ne veulent pas disparaître. La mémoire s’est inscrite dans la peau. L’histoire de tes grands-parents est écrite entre deux pays, sans trait d’union. Tout le monde s’en souvient, mais se tait. Mais jamais elle ne t’avait parlé du racisme dont elle avait souffert lors de son mariage… Ce n’est que peu avant sa disparition qu’elle rompit le silence sur cette blessure intime... 
A. G. : Je n’ai pas eu immédiatement l’idée de faire un film. J ' étais allé la voir, dans le home où elle séjournait à la fin de sa vie, sans savoir qu’elle allait nous quitter bientôt. Je ne voulais la filmer que de loin. Je souhaitais avant tout conserver son image et sa voix, finalement comme un travail d’archivage. C’est le jour où je me décidai à la filmer en repérages que ma grand-mère me dit : « Tu sais, il y avait de quoi se mettre une balle dans la tête ». C’est ainsi qu’elle évoquait ses souvenirs de la colonisation. Et non pas seulement, ses souvenirs familiaux. Elle me disait aussi : «  Les Belges ont fait des choses qui n’étaient pas correctes à mon égard, ont proféré des injures ... » Et ces paroles de fin de vie brisaient le silence qu’elle - même avait créé.

Cinergie : Ce sont ces révélations qui t’ont motivé à poursuivre tes recherches cinématographiques ?
A .G. : A sa mort, sa maison a été vidée. J’ai retrouvé une malle pleine de documents. Ma grand-mère avait tout consigné. Toute sa vie était encore là. Il y avait des albums de photos, mais aussi des bobines de films super 8 dont certaines avaient été digitalisées. C’est à ce moment que la question du cinéma s’est imposée à moi. Plutôt que l’écriture d’un livre, c’est un film que je souhaitais réaliser pour traduire, à travers des images, mon histoire familiale. J’ai été accompagné dans mon travail de cinéaste par Rosa Spalivero et par Christian Coppin, au sein de l’atelier Graphoui .

Cinergie : Comment qualifier ta démarche ? Elle comporte un important travail d’archivage, elle recourt aux techniques de l’animation, le film est bien davantage qu’un documentaire classique ?
A.G. : Je n’ai jamais voulu faire des membres de ma famille les personnages d’un film documentaire. C’est à travers mon propre regard que je souhaitais raconter ces événements d’un passé que je n’ai pas connu et d’ un présent qui soulève énormément de questions en moi. Je désirais aussi échapper à tout didactisme, transposer ce que je ressens à travers la pratique du cinéma.

 

Un amour rêvé d'Arthur Gillet

 

Cinergie : Les lettres d’amour lues dans le film sont belles, émouvantes ...
A.G. : J’avais retrouvé, dans la malle, plus de 700 lettres qui traduisent la force de la relation amoureuse existant entre mes grands parents. Dès leur rencontre, ils ont été séparés. Joseph était en effet un agent des télécommunications pour la Belgique coloniale. Il devait se déplacer aux quatre coins du Congo. Il fallut longtemps avant qu’il ne puisse épouser ma grand-mère Léontine.

 

Cinergie : Quels autres obstacles ont-ils rencontrés ?
A .G. : Ce fut historiquement l’un des premiers mariages mixtes, entre un Belge et une Congolaise. Il eut lieu en 1958. A l’époque, beaucoup de colons ramenaient des femmes du Congo pour en faire des « ménagères », des maîtresses, mais cela demeurait des unions clandestines. Ce ne fut pas le cas de mon grand-père Joseph qui, envers et contre tout, maintint sa volonté d’épouser Léontine devant la loi et devant l’église. Arrivés en Belgique, les problèmes ont commencé. La société ne tolérait pas de manière morale ce type de mariage. Ma grand-mère s’est vue souvent insultée, mais elle a minimisé ces faits pour protéger ses enfants, sa famille. Pour mieux connaître toute cette histoire, je suis parti à Kinshasa pour y rencontrer mes tantes et mes oncles dont la mémoire était encore vivante. Je les enregistrai et je les filmai. J’ai retranscrit toutes nos discussions, à la façon d’un archiviste, pour en reconstituer une sorte de puzzle.

 

Cinergie : Le film nous donne aussi à découvrir l’histoire de ton arrière – grand- père, Papa Tienza, qui révèle le sort réservé aux Noirs évolués dans la société coloniale des années 50 au Congo.
A.G. : Dans les archives, se trouvaient aussi des photos de la plantation de mon arrière-grand-père. On le voyait en costume, roulant dans une Ford Mercury, vivant dans une sorte d’opulence, en ces années 50. Je ne parvenais pas à m’expliquer ces images. J’avais entendu dire, dans mes souvenirs d’enfance, que Papa Tienza avait eu un problème avec l’administration coloniale, qu’il avait été emprisonné et avait finalement obtenu la grâce du Roi Baudouin. C’est tout ce que l’on m’avait dit. Puis, dans la grande malle, j’ai retrouvé, pliées en quatre, trois fines feuilles de papier machine écrites à la main par Léontine. Elles dataient des années 50 et relataient le procès intenté à son père par la compagnie du Congo belge. Il était accusé de détournements de fonds, sur base de soupçons. Cela m’a ému et révolté. J’ai d’abord écrit au Ministère des Affaires étrangères où l’on m' a répondu rapidement que l’on ne possédait aucune trace de ce procès. Cela alors que mon arrière-grand-père avait été condamné à cinq ans de servitude pénale et à verser un million de francs belges à l’État. J’eus, par la suite, l’occasion de discuter de l’affaire avec mon oncle qui apparaît aujourd’hui comme le patriarche de nos familles au Congo. Il m’a confirmé qu’il y avait bien eu un procès. Papa Tienza avait été emprisonné, pour être finalement gracié par le Roi Baudouin. J’avais également découvert dans cette lettre les mots de « carte du mérite civique ». C’était la carte octroyée aux Noirs évolués. On y avait droit, dans la charte du système colonial, qu’ en passant par des évaluations humiliantes. Elle était donnée au noir indigène qui se comportait comme un blanc. Les « Noirs évolués » n’étaient qu’une centaine à l’époque.
Il me fallait placer cette histoire dans mon film. C’était pour moi une chose indispensable tant mon indignation était grande et le demeure aujourd’hui encore. Elle présente bien des similitudes avec celle de Patrice Lumumba. Lui aussi avait été décrété « Noir évolué », avant d’être accusé de détournement et emprisonné …

 

Cinergie : Le recours aux images d’animation est remarquable en ceci qu’il te permet d’introduire le film par un récit poétique, je dirais mythologique, qui retrace l’histoire de l’Afrique avant et après la colonisation par la Belgique . Cette séquence assez longue précède le générique. En quelle technique ont-elles été réalisées ?
A . G . : C’est une artiste italienne, Alice Milani Comparetti, qui les a conçues selon le procédé du monotype . Elle a redessinées les images filmées par Patrick Theunen, au rythme de huit images/seconde. Il y a aussi les images d’une femme vue de dos, et aussi celles du mariage de mes grands-parents. Elles traduisent ce rapport à la peau noire, à son grain. C’est ce que je cherchais.

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