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Rencontre avec Clément Cogitore - Braguino

Publié le 05/12/2018 par Vinnie Ky-Maka, Juliette Borel et Tom Sohet / Catégorie: Entrevue

Dans le fin fond de la Sibérie orientale, Sacha Braguine et sa famille ont construit un mode de vie autonome, à plus de 700 kilomètres de toute civilisation. Mais cette utopie communautaire de Braguino se fissure : une famille, les Kiline, les a rejoints, et les tensions s'installent. Ce qui semble une simple mésentente de voisinage cache un véritable conflit éthique et environnemental lorsque des braconniers débarquent en hélicoptère, invités par les Kiline. Désormais, l’isolement ne protège plus ce coin de paradis.

C. : Comment parvenez-vous à nous faire penser qu’il s’agit d’une utopie, quand, a priori, ce monde pourrait sembler peu enviable ?
Clément Cogitore : Dans cette région de Sibérie, la survie est très dure : il y a des bêtes sauvages, il fait extrêmement froid l’hiver, et en été, on se fait déchiqueter par les moustiques. C’était la Sibérie des bagnards. En traversant les petits villages abandonnés par lEtat, avant d’arriver à Braguino, on se dit qu’on n’a aucune envie d’habiter là. À Braguino, c’est totalement différent. Sacha est un pionnier, il est arrivé dans les années 70, il a su construire des maisons très fonctionnelles. Dès quil a mis leau et de quoi se chauffer, il a fait venir sa femme et la famille sest agrandie. Il a réussi à rendre la vie douce, paisible. On se retrouve donc face à une carte postale. On a la sensation de ne manquer de rien, même si on se doute bien qu’il faut se battre pour survivre dans la taïga.

C. : La famille Braguine a-t-elle eu besoin d’apprendre ce qu’était le contact d’une caméra, ou est-ce que ça s’est fait de manière frontale, comme le laisse croire l’arrivée en hélicoptère ?
C. C : Au tout début du film, quand les enfants regardent lobjectif, cest en fait nous quils regardent, en tant que visiteurs. J’avais peur de la présence de la caméra car chez nous, dès qu’il y a une caméra, on fait attention à ce qu’on dit, à l’allure qu’on a. Or là-bas, ils ont simplement une curiosité pour l’objet caméra, un attrait technologique, comme pour un moteur de bateau. Ils nont aucun rapport à l’image puisqu’ils nont pas dimages. Ça ne les intéressait pas de savoir comment est-ce qu’ils apparaissaient à l’écran. Mais les plus jeunes n’avaient jamais vu d’autres êtres humains à part les habitants de cet endroit, et peut-être un ou deux pilotes d’hélicoptère. La présence d’étrangers était quelque chose de fou pour eux. Même si quinze ans après l’arrivée de Sacha, une deuxième famille est venue profiter de ce qu’il avait construit. En fait, les deux femmes, Lisa Braguine et la femme Kiline, sont soeurs. Mais ça, le film ne le dit pas, ils ne voulaient pas en parler. Très vite, le conflit est survenu entre les familles et ça s’est envenimé.

C. : Il était une fois, dans un pays très très lointain, une famille qui s’entredéchirait... Cet univers se rapproche de celui du conte...
C. C : J’étais conscient de cette dimension en tournant dans ce microcosme où vivent un homme, une femme et leurs enfants, au milieu d’une forêt peuplée d’ours. Ça ressemble à un dessin d’enfant, très minimal, archaïque.

C. : Et comme dans le conte, la violence peut se teinter de légèreté, côtoyer l’humour, durant la chasse à l’ours par exemple...
C. C : Au début, on a peur de lours, mais le combat avec lours est finalement assez ritualisé, les hommes sen accommodent bien, cest un danger intégré. Pendant le tournage de la chasse à l’ours, je n’ai pas vraiment senti l’humour. En revoyant la scène, je me suis dit : « C’est absurde et en même temps drôle cette manière dont Ivan s’adresse à la caméra, cette tête d’ours qui tombe... » Enfin tout de même, sur place, au moment où la tête est tombée, j’ai eu une crise de rire nerveux. On a dû enlever le son de mon rire au montage.C. : La présence animale va même jusqu’à la personnification. La petite Braguine porte des chaussons en pattes d’ours ; il est dit que les Kiline ont du « sang de loup »...

C. C : L’animal fait partie du quotidien, ces chaussons étaient une blague de Sacha : faire rire avec ces objets étranges.

C. : Les ressorts comiques se construisent aussi au montage. Quand les Braguine parlent du système militaire des Kiline, le plan qui suit est celui d’un enfant perché sur une chaise, la vigie des Kiline...
C. C : Je voulais surtout montrer la dimension paranoïaque du conflit, que les Kiline et les Braguine ont finalement beaucoup en commun malgré des désaccords qui restent profonds. Dès que l’homme est un peu isolé, sans interlocuteur pour le confronter à ses peurs et à la réalité, la pensée s’emballe assez vite, elle manque de dialogue. La paranoïa est en fait la première dimension de fiction que possède l’esprit humain.

C. : Et d’ailleurs, dans le film, vous essayez de dissocier son et images, en plaçant systématiquement les paroles fortes sur un écran noir... Cela participe à cette impossibilité de dialogue ?

C. C : J’avais déjà utilisé cette logique de montage relativement expérimentale pour des vidéos, dans mes expositions. C’est plutôt que la parole fait souvent autorité sur l’image, or l’image toute seule peut raconter un certain nombre de choses qui peuvent être très différentes. Faire intervenir les informations dans le noir, puis donner une image, permet de creuser un écart entre ce qui est dit et ce qui est montré. C’est aussi mon expérience, la distance ressentie entre ce qu’on me racontais des Kiline, et ce que j’en voyais. C’est également une manière de faire perdre ses repères au spectateur.

C. : Vous avez aussi filmé les lieux de manière à ne pas donner de repères spatiaux. Pourquoi avoir choisi de parler d’une guerre de territoire sans définir visuellement ce territoire, sans l’englober ?

C. C : Comme j’étais du côté Braguine, je ne pouvais passer la frontière pour aller parler à l’ennemi, et encore moins avec une caméra. CA aurait été la rupture du pacte : je n’aurais pas pu revenir m’installer à la table des Braguine. Il fallait que je choisisse mon camp dès le départ. Braguino est un espace qui, à l’origine, n’était pas vraiment lisible : j’ai mis moi-même beaucoup de temps à comprendre où était la limite entre les deux territoires. Il ne fallait pas que je cherche à rendre clair ce qui ne l’était pas. J’ai donc brouillé l’espace pour partager l’expérience de mon arrivée, cette perte de repères : ne pas savoir où sont les choses, ne pas comprendre s’il s’agit d’un Kiline ou d’un Braguine...

C. : La confusion se fait donc aussi avec les personnages. Les Kiline sont un monstre mythologique qu’on ne voit pas vraiment.
C. C : En général, les documentaires traitent des deux parties d’un conflit, essayent d’équilibrer la parole. Or c’était totalement impossible. Il fallait que j’imagine une manière de faire exister cet ennemi spectral seulement à distance, sans qu’on puisse identifier un visage mais seulement une présence qui allait aspirer toutes les peurs que pouvait contenir la communauté.

C. : Et vous choisissez de mettre votre caméra à hauteur d’enfant, ces enfants qui viennent en miroir des peurs de leurs parents...
C. C : Effectivement, ces enfants doivent prononcer dix mots pendant les 50 minutes du film, et c’est peut-être les dix mots qu’ils ont prononcés sur toute la durée du tournage. Ils parlaient très peu mais je savais qu’ils allaient être importants : ils constitueraient un personnage multiple, silencieux, sans nom, comme les premiers spectateurs du drame qui se déroule sous leurs yeux. 

C. : Et d’ailleurs, la clé de voûte du film est cette scène avec les enfants, sur l’île, où le conflit est le plus palpable...
C. C : C’est une île où les adultes déposent les enfants Braguine la journée avant d’aller travailler dans la forêt. C’est le lieu d’une récréation permanente où les enfants jouent, mais c’est aussi une prison puisqu’ils ne peuvent en partir. Cela raconte cette contradiction : qu’est-ce qu’une utopie dont on ne peut pas s’échapper, qu’on ne peut pas partager, ni protéger ?

C. : Vous êtes en quelque sorte le révélateur du conflit, car dans cette scène-là, les enfants Kiline sont attirés par la caméra et rejoignent les Braguine...
C. C : On savait qu’il était hors de question de provoquer une confrontation, mais aussi, qu’avec les enfants, ça n’allait pas dégénérer. Les enfants Kiline sont montés sur les barques et sont venus sur l’île pour nous approcher, pour voir la caméra... On sentait que les enfants étaient aussi bien prêts à s’amuser ensemble qu’à se taper dessus, une leçon de géopolitique appliquée à des enfants de l’âge de 5 à 12 ans. On voit bien que la grande Vassilissa Braguine regarde le grand garçon Kiline, et je me dis souvent que s’il y a une saison deux à Braguino, ça sera une sorte de Roméo et Juliette entre les enfants des deux clans.

C. : Si cette caméra est révélatrice du conflit sur l’île, cette caméra c’est aussi nous, l’autre, l’intrus...
C. C : Les derniers plans du film, avec la lumière éclairant la forêt et les enfants qui dorment, font effectivement de la caméra un intrus, une menace de plus. Cela pose la question d’une utopie dont l’équilibre est brisé par le moindre visiteur. Comment construire avec l’autre, avec l’étranger, comment écrire ensemble de nouvelles règles pour la communauté ?

C. : Et le deuxième atterrissage d’hélicoptère, celui des braconniers, qui répond à notre propre arrivée, participe de la même dynamique.
C. C : C’est le code d’un genre, celui de la science-fiction. L’autre est un extraterrestre qui descend d’un vaisseau, qui ne parle pas notre langue, avec qui on ne sait pas comment réagir. À Braguino, on n’avait jamais entendu une seule insulte pendant le tournage. Quand les braconniers ouvrent la porte de l’hélicoptère et commencent à parler, c’était comme si une espèce de torrent d’ordures se déversait sur cette île et sur les enfants. Ces hommes-là parlaient une sorte dargot très vulgaire en Russie, une langue interdite dans lespace public.

C. : Si le documentaire ressemble à un conte, il s’agit aussi d’une métonymie, un microcosme qui nous parle d’enjeux mondiaux...
C.C : C’est un peu comme une tragédie antique, les personnages sont beaucoup trop petits, face à un danger bien trop grand qui avance inexorablement : ils affrontent la question des frontières, de la communauté, mais aussi des ressources, du partage des richesses, des enjeux millénaires mais totalement contemporains au moment pivot de la redéfinition de lhomme dans son écosystème. La notion d’équilibre est primordial pour Sacha, ne prendre que ce dont on a besoin, en pensant à long terme, est sans doute la seule issue possible aux enjeux climatiques que l’on traverse. Pour les Kiline, qui sont un peu comme nous, la règle n’est pas la même : ils prennent tant qu’ils peuvent prendre. Ça n’en fait pas des criminels, ni des gens dangereux, mais ça modifie l’équilibre de la forêt. Ce sont deux rapports de l’homme à son environnement radicalement différents. Chez les Braguine, je n’avais jamais entendu une dispute. Le conflit avec les Kiline absorbait assez naturellement toutes les tensions à l’intérieur de la famille. Je ne voyais pas quelle histoire je pouvais raconter, hormis une série de photographies ou un reportage anthropologique sur la vie dans la taïga. Quand j’ai pris la mesure du conflit, j’ai alors compris que c’était le cœur du film.

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