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Rencontre avec Dick Tomasovic pour le lancement de la collection La Fabrique des Héros aux Impressions Nouvelles

Publié le 25/02/2019 par Nastasja Caneve et Tom Sohet / Catégorie: Entrevue

La Fabrique des Héros, c'est une rencontre, celle du cinéma et de l'édition, celle de Dick Tomasovic et de Tanguy Habrand. Les deux hommes se croisent dans les couloirs de l'Université de Liège. L'un y est professeur en Arts du Spectacle, Cinéma et Arts audiovisuels, l'autre y termine sa thèse dans le domaine des métiers du livre. L'un s'est passionné pour la culture populaire en travaillant pour le fonds de la Bibliothèque des Littératures d'Aventures, un centre de documentation et de valorisation de la littérature de genre, l'autre s'occupe de la Collection Espace Nord, collection du patrimoine belge. L'un est fan de Batman, l'autre d'Hermione Granger.

Leur idée ? Lancer La fabrique des Héros, une collection des Impressions nouvelles, quatre à six petits bouquins, bien jolis, par an, 12 euros pièce, des auteurs bien choisis qui s'amusent à décortiquer des personnages issus de la culture populaire. Ainsi, le langage du ténébreux Jack Sparrow n'a plus de secret pour Laurent de Sutter, Olivier Smolders suit l'ombre de Nosferatu, Tanguy Habrand fait des copions avec les notes d'Hermione Granger, Dick Tomasovic enfile le costume de Batman, la nuit.

Cinergie : En quoi consiste cette nouvelle collection ?
Dick Tomasovic: Résultat de deux ans de travail, La Fabrique des Héros vient de sortir en librairie. On avait rêvé de cette collection avec Tanguy Habrand à partir d'une série de conférences et de séminaires que j'organisais au Théâtre de Liège avec la Bibliothèque des Littératures d'Aventures. On a eu l'idée d'organiser un cycle de conférences où on invitait des spécialistes de tous bords : littérature, bande dessinée, cinéma et d'autres arts à venir discuter, disserter et même disséquer un personnage de la fiction populaire. Ces conférences ont toujours rencontré un certain succès et, très souvent, les participants trouvaient cela dommage qu'il n'en reste aucune trace. Tanguy, qui avait suivi ces conférences, m'a proposé de transformer le concept en une collection de livres. On a tout repris à zéro, on a réfléchi autrement et on s'est dit qu'on allait garder une chose importante : une collection qui prendrait le temps de décrire les imaginaires qui sont véhiculés par des personnages que nous connaissons bien, que nous partageons tous, des références communes populaires. On confierait cette tâche à des écrivains, des essayistes, des intellectuels qui voudraient bien s'emparer de ces figures dans de petits livres vifs, plaisants et bien écrits. L'idée n'était pas de faire un travail de type encyclopédique (raconter la naissance du personnage, sa vie, les diverses péripéties qu'il a pu vivre, etc.), travail que l'on peut déjà trouver sur Internet, sur les blogs de passionnés ou dans des encyclopédies en ligne. On ne voulait pas non plus prendre le personnage comme un prétexte pour invoquer des situations politiques, ou autres, mais bien d'investiguer l'imaginaire du personnage et d'avoir un angle d'approche pour tenter de faire comprendre à tous pourquoi nous aimons tel personnage. C'est en partant d'une recherche de singularité d'un discours autour d'un personnage qu'on a pensé cette collection qui naît finalement deux ans après le projet initial.

C. : Comment va s'organiser concrètement cette collection ? 

D.T. : On voulait faire une série de livres pour une collection qu'on espère la plus longue possible qui va investiguer à peu près tous les personnages de l'imaginaire populaire contemporain. Les deux premiers titres sont très différents et par leurs auteurs, et par les personnages abordés. Le premier, écrit par Laurent de Sutter, porte sur le meilleur et le pire des pirates : Jack Sparrow. L'auteur, séduit par la tchatche de ce personnage à la fois drolatique et insaisissable, analyse le fonctionnement de son discours dans les différents films de la saga. C'est par cette parole habile 

qui noie, une parole un peu ivre et qui rend ivres les autres, qu'il arrive à se sortir de toutes les situations. Mais, c'est aussi un langage qui reconfigure le monde. C'est un langage qui échappe à celui de la loi, de la terre, c'est le langage des pirates.

Le deuxième a été confié au cinéaste Olivier Smolders qui a décidé de travailler sur le personnage de Nosferatu plutôt que sur celui de Dracula. Il a même sous-titré son livre Nosferatu contre Dracula avec l'idée que Dracula a donné Nosferatu mais que Nosferatu n'est pas seulement l'autre nom de Dracula pour de sombres raisons de droits d'auteur dans le film de Murnau de 1922, mais qu'il est aussi un autre vampire. Finalement, dans toute l'histoire du cinéma que Smolders remonte avec beaucoup d'intelligence, il va montrer qu'il y a des Draculas et des Nosferatus qui n'ont pas tout à fait les mêmes manières de mordre.

Par la suite, cette collection va évoluer. On a prévu un personnage de bande dessinée : Batman. Dans cet ouvrage, dont je me suis chargé, je tenterai de montrer que Batman est un personnage de mythologie plutôt urbaine. Mon idée est de décrire l'univers et de mettre en lumière les différentes figures de Batman. Mon souhait est de voir comment les auteurs ont pris un personnage d'une très grande plasticité pour pouvoir l'entraîner dans des voies diverses et être des reflets très différents de la société dans cette littérature spécifique des Comics américains à destination de la jeunesse. En septembre, on sortira un numéro écrit par Jean-Baptiste Baronian consacré au commissaire Maigret et, à la fin de l'année, Nicolas Tellop s'intéressera au personnage de manga, Astro Boy.

C. : Comment faites-vous pour choisir les auteurs et les personnages?
D.T. : Tous les cas de figure sont possibles. Le point de départ, c'était plutôt d'aller chercher des auteurs auxquels on pensait et de réfléchir avec eux à un personnage. Laurent de Sutter avait, par exemple, proposé une longue liste de personnages et notre œil s'est tout de suite arrêté sur Jack Sparrow. Quant à Olivier Smolders, quand je lui ai proposé de participer, il a tout de suite évoqué Nosferatu.

C. : Pourquoi avoir choisi Batman comme personnage d'analyse?
D.T.: Je ne pensais pas publier dans la collection si tôt mais j'avais mis mon veto sur Batman, personnage qui m'intéresse depuis longtemps, et qui fête ses 80 ans en mai, donc c'était logique de sortir le numéro à ce moment-là. C'est avant tout une icône créée au départ pour faire de l'argent, comme ce fut le cas de Superman. Batman a été inventé comme une sorte d'Anti-Superman : un héros très coloré et super puissant d'un côté et, de l'autre, un héros noir et extrêmement humain, curieusement déguisé en cet homme chauve-souris. Les scénaristes ont dû prendre cette icône et inventer son destin. Comment inventer le destin de cet homme chauve-souris qui baigne dans le mélodrame dès sa naissance ? L'histoire commence avec le serment du petit Bruce Wayne qui voit ses parents mourir et qui décide de devenir un super héros. Il y a quelque chose de très régressif dans la pensée de ce super héros, de ce petit garçon qui en veut au monde entier et qui décide de devenir une créature mythique, mi-homme, mi-animal pour imposer la justice pour que personne ne revive le drame qu'il a vécu.

Ce facteur mélodramatique de l'orphelin, motif assez classique du roman feuilleton et des comics, est remarquablement travaillé tout au long de 80 années d'aventures puisqu'on a fait de Batman, le personnage d'à peu près tous les possibles. C'est à la fois le vigile, d'une façon parfois très dure, très adroite, très fasciste et, à d'autres moments, c'est un héros progressiste. C'est un hors la loi mais il travaille avec la police, c'est un grand solitaire mais il y a une Bat-Famille autour de lui. C'est un personnage rempli de contradictions mais en même temps tout le monde sait qui est Batman. C'est ce mécanisme qu'il me plaisait de détailler et de montrer que si ça marche c'est parce que Batman est lui-même présenté comme une histoire. Chaque aventure le présente non pas comme un vrai héros mais presque comme un héros dont on raconterait les péripéties et finalement comme une sorte de mythologie moderne et de légende.

C. : Ces ouvrages se réfèrent à des héros de ce que l'on appelle "la pop culture", en quoi consiste-t-elle ?
D.T. : On a beaucoup théorisé ces dernières années sur ce phénomène de culture populaire, de culture de masse tant du côté anglo-saxon que francophone. Nous, ce qui nous intéressait dans l'approche c'était de se dire que ces personnages sont extrêmement présents dans notre vie de tous les jours. C'est un véritable vecteur d'échanges. On vit énormément avec eux non seulement parce que les fictions sont très fortes et qu'on prend plaisir à les vivre et à se les remémorer mais aussi parce qu'on vit dans un monde du produit dérivé et que ces personnages continuent à nous accompagner très longtemps après, via de petits gadgets de la vie quotidienne. On vit avec ces personnages au jour le jour bien au-delà des fictions. Ce sont des personnages qui nous rassurent, nous consolent. Comme le disait Umberto Eco à propos de la littérature sérielle, des romans feuilletons, cette littérature est extrêmement consolatrice parce que leurs fictions à épisodes nous bercent, nous emmènent. Et, on s'est dit avec Tanguy Habrand qu'il ne s'agissait pas de prendre cette littérature au sérieux pour la prendre au sérieux. L'idée n'est pas de faire des ouvrages universitaires, académiques qui voudraient légitimer ces personnages et cette culture-là, ce n'est pas notre optique. Mais, c'est plutôt de se dire que puisqu'on vit avec ces personnages, est-ce qu'on ne tenterait pas de mieux les comprendre, comprendre pourquoi ils nous fascinent, ce qu'ils ont d'intéressant et voir comment on peut mieux vivre avec eux. On a voulu des essais assez vifs, assez bien écrits, qui vont donner envie de retourner aux films, aux œuvres, aux jeux dont ces personnages sont issus mais surtout qui vont nous donner un angle de lecture nouveau.
Ce sont de petits livres à petit format qui se lisent vite, à petit coût, que l'on peut s'offrir comme petits cadeaux pour prolonger un plaisir ou pour offrir à d'autres. On a donc voulu une écriture la plus grand public possible même si cela brasse des idées. Il y a un discours, il faut être capable de le lire mais il a été fait de manière à ce qu'il soit accessible au plus grand nombre.

C. : D'où vient la charte graphique des couvertures ?
D.T.: Les choses remontent un peu car j'avais beaucoup d'amour pour Laurent Durieux, un illustrateur belge, qui retravaille les affiches de cinéma. Il est aujourd'hui très connu parce qu'il travaille avec certaines galeries internationales comme Mondo aux États Unis. C'est lui qui a fait les affiches pour Les Dents de la Mer. Récemment, il était chez Coppola. Il avait un style qui me plaisait beaucoup et j'avais rêvé d'entrer en contact avec lui sans savoir qu'il partageait un studio avec son frère, Jack. Finalement, à la faveur d'une manifestation que j'avais organisée autour des littératures populaires, ils avaient accepté de faire une affiche pour cet événement. On est retournés les voir avec Tanguy pour leur proposer de travailler sur cette collection et c'est Jack qui a fait des propositions remarquables. Il a bien compris l'idée de la collection.
Il y a bien sûr un personnage de Disney, un personnage qui appartient au patrimoine du cinéma, un autre à la Warner et DC Comics mais ces personnages appartiennent à tout le monde aussi. Nous avons tous un regard dessus, nous vivons tous avec eux et on est partis de cette idée-là pour avoir cette couverture sous forme de médaillon, ces portraits découpés comme ces artistes de Montmartre qui saisissent votre portrait en le caricaturant un peu. On est partis de cette idée pour montrer que ces personnages nous appartiennent, ils sont des silhouettes sur lesquelles on peut projeter nos amours, nos angoisses, nos craintes, nos sagesses. Je trouve que Jack a fait un très bon travail en trouvant chaque fois dans la stylisation des personnages les traits qui permettent de l'identifier et de nous l'approprier sur une belle maquette noire qui met le médaillon en évidence. Quand on fait des livres aujourd'hui, il faut penser au plaisir du livre en lui-même, au plaisir de l'objet matériel dans un monde de plus en plus dématérialisé.

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