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Rencontre avec Peter Bouckaert, producteur chez Eyeworks

Publié le 23/12/2021 par David Hainaut, Josué Lejeune et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

«Les Flamands et les Francophones ont une belgitude qu'on pourrait développer plus»

En 2014, une boîte de production belge est devenue une filiale de la célèbre Warner Bros, référence historique et mondiale du secteur. Répondant au nom de Eyeworks et gérée par Peter Bouckaert depuis vingt ans, cette société située à Zaventem a sorti au cinéma des succès flamands comme Ben X, Rundskop, Marina, D'Ardennen, Niet Schieten, et des séries telles que Vermist, Cordon ou The Bunker.

 

Rencontre avec son producteur de 52 ans qui, avant d'occuper son poste, a été pendant une décennie l'attachée de presse du plus important festival belge, celui de Gand. L'occasion de prendre le pouls du cinéma belge en général, flamand en particulier.

Cinergie : Eyeworks, votre société, a donc fêté ses quarante ans en 2021...

Peter Bouckaert : En effet, l'aventure a débuté en 1981, notre premier film étant Brussels By Night (Marc Didden). J'ai succédé il y a vingt ans à Erwin Provoost, dont je partageais la vision de la production. Car Eyeworks vise tous les genres, sans faire ni exclusivement du commercial, ni juste de l'art & essai. On tente d'allier les deux, avec la volonté de toucher un public large et de raconter des choses en valant la peine. Ce qui me semble être la moindre des choses dans un secteur qui nécessite tellement d'énergie, de temps, de talent et d'argent, et où tant de gens investissent leur vie et leur passion. Si combiner les aspects artistique et public n'est pas toujours évident, on garde cette double-ambition. Avec une dizaine de collaborateurs ici, et environ mille personnes autour, via nos différents tournages.

 

C.: Et cette «double-ambition», comment se matérialise-t-elle, en ce moment?

P. B.: Avec notre société sœur Savage Film, on finalise le tournage de Het Smelt, un film qui marque les débuts de la comédienne Veerle Baetens (Alabama Monroe, Duelles...) comme réalisatrice. En parallèle, on peaufine trois séries: 1985, une série historique autour des tueries du Brabant, Chantal, une série policière dérivée d'une autre (Eigen Kweek), et De Hoppers, une sitcom pour enfants. Au cinéma, on vient de sortir une comédie, 8Eraf (Pietje Horsten), et un thriller, The Mercator Trail (Douglas Boswell). On lance aussi en salles Dealer (Jeroen Perceval) et Red Sandra (Jan Verheyen & Lien Willaert), tout en préparant Ritueel (Hans Herbots). Tout ça, dans les circonstances que l'on sait...

 

C.: Car on imagine que toutes ces productions impactées par la crise...

P.B.: Clairement. Pour donner un exemple, 8Eraf a commencé à très bien fonctionner, en se hissant dans le trio de tête des cinémas, face à House Of Gucci de Ridley Scott et West Side Story de Steven Spielberg. Mais en tournant à dix mille entrées par semaine alors qu'en temps normal, on en aurait cinquante ou soixante mille! Globalement sur l'année, l'impact est de -50% d'entrées pour tous les films sortant au nord, et de -70% pour les films flamands. Un cinéma national plus touché, car la majorité des gens ...osant encore aller dans les salles sont des jeunes en attente de blockbusters. Les cinquantenaires (et +) restent chez eux, ce qui explique cette différence avec nos films, qui les concernent en général plus. Mais tout film sortant en ce moment est touché...

 

C.: Cette période justement, comment la traversez-vous?

P.B.: Vu ce que vit la société, avec une pandémie lourde pour tout le monde, on ne doit pas se plaindre. Pour notre secteur ceci dit, je crains un impact à court mais aussi à long terme, ce qui complique tout par rapport à avant. On ressent une énorme tension sur les tournages, ainsi que chez les (co)producteurs qui doivent prendre toujours plus de risques, pour développer, produire et même terminer des projets. L'anxiété est permanente: dès que quelqu'un tombe malade, est en quarantaine, a des symptômes ou est testé positif, on doit interrompre une production. C'est inquiétant pour l'avenir, car on reste une industrie jeune et fragile sur un petit territoire – tant flamands que francophone – donc, la crise se ressent d'autant plus. Et comme pas mal de gens autour de nous jouent un rôle clé dans le cinéma sont eux-mêmes fragilisés, ces conséquences risquent de perdurer des années. Enfin, à part ça, ça va...

 

C.: Au sud, on évoque souvent la différence avec le paysage audiovisuel au nord, avec des Flamands qu'on dit plus «fiers» de leur cinéma. Ne serait-ce pas là une idée reçue, sachant que le milieu flamand ne s'est véritablement développé qu'à la fin des années 80, en marge de la création de VTM?

P.B.: Absolument. Trois événements-clés ont en fait développé l'industrie flamande. D'abord et effectivement, l'arrivée de la chaîne privée VTM en 1989, qui a causé une remise en question du secteur et même de la chaîne publique, la VRT (BRT, à l'époque). Mais c'est là qu'on a commencé à commander des programmes à des gens ambitieux, créatifs et talentueux, ce qui a favorisé une dynamique positive pour tout le monde, y compris pour nous qui avions lancé la série WindKracht 10 en 1995, sur la VRT. Le cinéma était dans notre ADN, mais nous voulions transposer cela en séries. On s'est alors inspiré de séries américaines, en envoyant même des auteurs là-bas pour se former. Il a fallu se réinventer. C'est en fait la même dynamique positive qu'a initié la RTBF avec ses séries. Ce qu'il y a de différent avec une série, c'est qu'une chaîne contribue - avec un apport de sa part - à fidéliser ses spectateurs dès un premier épisode, de sorte à captiver les gens pour qu'ils reviennent ou consomment des programmes à d'autres moments, ce qu'on nomme le binge-watching. La donne est différente en cinéma, car les subsides permettent de développer un long-métrage sans se poser la question de l'audience. Mais j'ai toujours horreur de cette polarisation qui subsiste, où on met l'art dans un camp et le commercial dans un autre. Cette vision ne peut être que contre-productive.

 

C.: C'est-à-dire?

P.B.: Réaliser quelque chose de complexe et d'intéressant que personne ne va voir, c'est plus simple que d'imaginer quelque chose de créatif, original, subtil et touchant tous les publics. Ce qu'on a un peu perdu de vue, en Europe même, où on sépare trop deux camps qu'on peut en fait fédérer. Songeons par exemple à Rundskop: Michael R. Roskam, le réalisateur, en venant pitcher ici ce film après ses trois courts-métrages, me disait qu'il voulait battre les 750 000 spectateurs de De Zaak Alzheimer (Erik Van Looy). La démarche était ambitieuse, mais il a quand même réuni près d'un demi-million de personnes, en étant reconnu pour ses talents et son authenticité! On peut parler de réalisateurs à succès comme Jan Verheyen ou de Felix Van Groeningen, qui sont aussi des auteurs. Comme Stephen King ou J.K. Rowling qui, tout en vendant des millions de livres dans le monde, sont aussi des auteurs reconnus. Alors...

 

C.: Et pour en revenir à vos trois événements-clés qui ont changé le cinéma flamand...

P.B.: Juste, merci! (sourire). Donc, après VTM en 1989, il y a eu la création d'un organe de soutien non-politisé et indépendant: le Vlaams Audiovisueel Fonds (VAF), dont la volonté a été de mixer projets culturels et succès. Et donc, de mêler des films d'art et essai à des films grand public. C'est ce qui a fait naître Daens (Stijn Coninx) en 1992 qui, avec ses 850 000 entrées, nous a fait comprendre qu'on pouvait sortir des films avec autant de spectateurs qu'un blockbuster américain! C'était à l'époque une exception mais en 2003, on a eu De Zaak Alzheimer, - qui a surpassé des films comme Le Seigneur des Anneaux et Le Monde de Némo! - puis Loft, (Erik Van Looy, 1,2 million de spectateurs), La Merditude des choses (Felix Van Groeningen, 450 000), Dossier K (Jan Verheyen, 410 000) et bien d'autres après. Et quand vous avez plusieurs succès consécutifs, cela se répercute sur tout le secteur, même sur les films les plus fragiles. Et enfin, le troisième axe a été l'arrivée de ce fameux incitant fiscal qu'est le tax shelter, qui a permis de marier la culture à l'économie. On s'est plus tard battus pour le changer et le rendre le plus sain possible pour les investisseurs. Parce qu'il reste essentiel pour l'avenir de notre secteur.

 

C.: Un avenir où l'on pourrait imaginer plus de liens entre Flamands et Francophones? Car pour revenir à vos projets, outre votre série 100% belge (1985), vous prévoyez l'adaptation d'un succès (Dertigers) de la VRT en Wallonie...

P.B.: Par leur nature, les Francophones collaborent avec la France et les Flamands avec les Pays-Bas. On le sait mais pourtant, je suis persuadé que nous avons une belgitude qui noue lie et qu'on ne développe pas encore assez. J'ai essayé plusieurs fois au cinéma de faire des projets mi-flamands mi-francophones, comme Dode Hoek (Nabil Ben Yadir), produit avec Entre Chien et Loup, ou Marina (Stijn Coninx) avec les frères Dardenne. On a donc là un potentiel. Pareil pour les séries: quand je suis allé voir la RTBF et la VRT avec l'idée de la série 1985, qui sera quelque part une déclinaison du film Niet Schieten (Stijn Coninx) -, avec cette fois, le point de vue des victimes -, il y avait l'envie de raconter une histoire plus large, comme la série Tchernobyl. Car ce sujet relie tous les Belges. Et en le produisant ensemble, on renforce nos moyens tant financiers que créatifs, avec une équipe et des comédiens tant flamands que francophones, dans un projet où on parle nos deux langues. Cela peut ouvrir d'autres possibilités. Quant à Dertigers, que la RTBF va adapter pour le marché francophone, cette série avec des héros trentenaires aura ses comédiens locaux, ancrés dans la culture du sud. Et cette série, en étant refaite autrement, aura son authenticité.

 

C.: Cette adaptation francophone reste quelque chose d'un peu novateur. Signe qu'au sud, les mentalités continuent d'évoluer?

P.B.: En fait, tout est impossible à faire jusqu'au moment où quelqu'un le ...fait! (sourire) Mais encore une fois, une exception ne change jamais rien. L'important, c'est de pouvoir surfer sur une exception pour reproduire ensuite d'autres réussites. Vous l'avez constaté avec La Trêve puis Ennemi Public, même s'il est impossible que chaque série soit un succès tonitruant. Mais c'est l'ambition qui provoque ces succès. Je suis sûr que tous les créateurs de séries qui travaillent en ce moment-même pour la RTBF rêvent de succès autant que la chaîne elle-même. Ce dont on a surtout besoin, c'est d'un contexte qui rende ce genre de choses envisageables, avec des gens qui arrivent avec de beaux projets. Mais en y réfléchissant, ce contexte pour les créateurs est là, en fait. Pourquoi attendre? Même si évidemment, tout cela nécessite du travail, des talents et une vision...

 

C.: ...qui puisse rallier tout le monde!

P.B.: C'est pour ça qu'il faut un projet et une ambition communs, qui dépassent les idéologies, les goûts ou les préférences de chacun. Notre secteur emploie énormément de gens et reste un espace de créativité important, qui ne pollue pas et a même un futur! Reste à trouver une valeur ajoutée, afin que l'originalité aille de pair avec la créativité. Quand on observe de petits marchés comme en Scandinavie, ils arrivent à s'exporter en gardant leur identité. L'enjeu, c'est de créer un environnement stimulant dans lequel chacun puisse se retrouver, qui rende possible des films, des séries et des succès sur notre marché et à l'international. On reste des artistes au sein d'une industrie qui ne consiste pas simplement à écrire seul sur du papier ou peindre dans un atelier. Le cinéma, c'est l'union d'équipes autour de différents projets. Et ce terrain de jeu devrait être favorable à tous les artistes. Je pense qu'on a besoin d'une telle vision dans ce secteur, sans systématiquement se dire qu'il y a juste des subventions culturelles d'un côté, et de l'autre, juste de la création d'emplois qui permet des retombées économiques. On doit fédérer ces gens, ces forces et ces moyens autour d'un même grand projet. Pour aboutir à des choses artistiques singulières, intéressantes et – j'insiste - des succès, porteurs pour tous et toutes!

Site d'Eyeworks: https://www.eyeworksfilm.be/fr/

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